Les sondages sont la cible des politiques et des commentateurs. Mais comment sont-ils fabriqués ? Quelle est la véritable influence du pouvoir sur les instituts qui les publient ? Entre fantasmes, théorie du complot, réelles tentatives d’instrumentalisation, il faut faire le tri.
Depuis 2002 et son arrivée place Beauvau, cela n’empêche pas Nicolas Sarkozy d’être devenu « addict » aux sondages. Chaque semaine, autour de son conseiller en communication Franck Louvrier, se réunissent pendant 90 minutes les « spins doctors » du président : Pierre Giacometti et Patrick Buisson. Si le premier est un sondeur connu (et bien trop occupé pour répondre aux questions des Inrocks), le deuxième est un stratège politique. Le « père » de l’identité nationale et de « la valeur travail », qui ont permis au candidat Sarko de recueillir le vote d’un Front national en déshérence. Un fait d’armes qui a fait dire au chef de l’Etat, lors de la remise de la Légion d’Honneur à Buisson devant tous les sondeurs de la place (qui répètent depuis cette phrase avec aigreur) : « C’est grâce à toi que j’ai gagné la présidentielle. »
« Les sondages ne remplacent pas la volonté et le courage politiques. Ce sont des indicateurs, parmi d’autres, de la réflexion politique. Nous les utilisons pour suivre la perception du pays sur telle ou telle réforme, par exemple sur les retraites », décrypte Louvrier.
Qui reçoit chaque jour une note sur l’ensemble des sondages parus dans la presse, quand le conseiller aux sondages de Giscard d’Estaing en rédigeait une seule par mois. Pour Arnaud Dupui-Castérès, le patron de l’agence de communication Vae Solis Corporate, « le recours aux sondages peut conduire à la faute quand on réagit dans l’immédiat. Dans l’affaire Florence Cassez (jeune Française lourdement condamné à la prison au Mexique pour enlèvement – ndlr), les sondages ont conduit Sarkozy à l’hyperréaction et donc au clash avec le Mexique. Etait-ce nécessaire ? ».
Pour sa part, le président d’Opinion Way, Hugues Cazenave (2) observe que « ce ne sont pas les sondages qui ont changé, mais bien l’usage plus intensif que l’Elysée – qui est devenu le centre du pouvoir -, en fait aujourd’hui. A n’en pas douter, si Ségolène Royal avait été élue, elle aurait aussi travaillé de façon plus soutenue avec les instituts pour vérifier que ses réformes étaient comprises et acceptées ».
Avec les politiques et les instituts de sondages, les journalistes apparaissent comme le troisième pilier de la « sondomania » tant dénoncée en période électorale. Denis Pingaud par exemple, le numéro deux d’Opinion Way, regrette « l’hypocrisie » des politiques, » l’empressement » de la presse et le côté « retors » des sondeurs, hostiles à plus de transparence. De son côté, le directeur du département Opinion de TNS-Sofrès, Emmanuel Rivière (3), observe que ses « adversaires potentiels dans la vie professionnelle sont ceux qui prennent des libertés avec les exigences de méthodes et de déontologies. Les premières augmentent les coûts et les secondes peuvent contrarier les clients. »
Mais il y a bien plus virulent. Ainsi Alain Garrigou, un très décrié professeur de sciences politiques de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, dont les sondeurs disent pis que pendre. Ou le coauteur de son Manuel anti-sondages (4) et webmaster de leur site L’Observatoire des sondages, le sociologue Richard Brousse.
« Tous les sondeurs, sans aucune exception, ménagent Nicolas Sarkozy en essayant de ne pas se fâcher avec le camp d’en face ! Ce sont des commerçants », observe l’un dans un sourire.
Quand l’autre enfonce le clou : « Il ne faut pas le dire. Mais les sondeurs qui ne sont pas assez bien pensants et ceux qui ne posent pas les bonnes questions, se font dégager des marchés publics. Dès lors, on ne peut que constater une dégradation de la qualité des enquêtes. »
Propos caricaturaux ? « Dans Secrets de sondages (5), Denis Pingaud ne dit pas autre chose : « Il y a une forme de dépendance inévitable des fabricants d’études aux institutions de pouvoir, national ou local, qui disposent de moyens budgétaires sans équivalent avec ceux des contre-pouvoirs : partis, syndicats, associations et médias. La commande publique reste le nerf de la guerre pour les instituts, et les politiques le savent. Ils ne se privent pas d’user de ce rapport de force quand ils le jugent nécessaire. »
Un sondeur, soucieux de préserver ses carnets de commandes et son anonymat, précise : « Depuis 2007, il y a un changement lié à une idée simple : si tu bosses pour l’UMP, tu fais attention à tes questions. Et tu ne te fâches pas avec Buisson. » Mais il n’est pas certain que 2007 ait vraiment marqué un tournant à ce niveau-là. On se souvient de l’éviction de Jérôme Jaffré, le politologue de la Sofrès accusé de balladurisme actif, au lendemain de la victoire de Jacques Chirac en 1995.
Lui aussi prudent, le directeur du département Opinion d’Harris interactive, Jean-Daniel Lévy, estime que « c’est vrai, les politiques peuvent tenter d’influencer les sondeurs. Mais nous ne sommes pas aux Etats-Unis ! Et tous les instituts peuvent afficher leur indépendance en travaillant pour tous les bords de l’échiquier politique. »
Autre aspect de ces intérêts bien compris : un petit point de sondage, lorsqu’il permet à un candidat de passer la barre fatidique des 5 % et d’obtenir ainsi le remboursement de ses frais de campagne, pèse lourd dans les accords de prêts accordés par les banques.
« Tous les regards se portent aujourd’hui sur la présidentielle. Mais il faut savoir que nous travaillons aussi déjà tous sur les législatives. Les politiques ont besoin de décrypter les attentes des gens. Et tous ne disent pas comme Jean-Louis Debré, alors candidat à Evreux : ‘Vos quali, je m’en fiche ! Moi, je vais sur les marchés !' », rapporte le directeur du pôle Opinion de l’Ifop, Frédéric Dabi.
Une analyse que ne partage pas forcément (c’est là aussi assez fréquent), le directeur général délégué d’Ipsos, Brice Teinturier : « Je ne suis pas d’accord avec ce stéréotype de l’homme politique coupé du terrain. Notre métier est au contraire plus difficile à faire qu’il y a vingt ans, car précisément, la plupart des hommes politiques ont une connaissance beaucoup plus profonde de l’opinion que jadis. Du coup, dans un monde de plus en plus complexe, ils nous demandent, à nous sondeurs, de les aider à aller plus loin dans la compréhension fine des perceptions et attentes des gens. »
Et pour les pauvres sondeurs, ce n’est pas gagné. Lassés d’être sans cesse sollicités, les sondés que nous sommes boudent les instituts. Le taux de nonréponse au téléphone n’a jamais été aussi élevé : plus de 50 %. Sur la voie de celui des Etats-Unis, où il atteint 80 % ! Pour autant, note un directeur de recherche du Cevipof, Daniel Boy, les sondages on line pourraient avoir un effet inattendu et permettre de mieux cerner la population des abstentionnistes.
« C’est encore trop tôt pour l’affirmer avec certitude, mais les résultats des enquêtes politiques sur la toile semblent correspondre à s’y méprendre aux résultats sorties d’urnes. » Mais les électeurs sont joueurs. Et cet argument, légèrement détourné et mis en avant ces dernières semaines par Ségolène Royal dans le cadre de la primaire du PS, est resté de… papier.
Denis Boulard
1. Son dernier livre : Opinion, sondages et démocratie (Les Presses de Sciences-Po), 145 pages, 14 euros.
2. Son dernier livre : La Guerre des sondages (Michalon), 155 pages, 15 euros.
3. Son dernier livre : Faut-il croire les sondages ? avec Nicolas Hubé (Prométhée), 125 pages, 10 euros.
4. Ses derniers livres : Manuel anti-sondages (La ville brûle), 175 pages, 14 euros ; Sondages, souriez, vous êtes manipulés de Patrick Lehingue, Rémy Caveng et Alain Garrigou (Bruno Leprince), 95 pages, 5 euros.
5. Son dernier livre : Secrets de sondages (Seuil), 140 pages, 14 euros.