Du 25 février au 2 avril, le plus rive gauche des grands magasins parisiens accueille une installation intitulée « Entendu au Bon Marché par Loïc Prigent ». Comme à son habitude, le journaliste de mode et réalisateur a compilé les plus belles punchlines glanées, cette fois non pas dans les défilés, mais dans le temple du chic parisien.
En plus d’avoir marqué l’histoire de la mode avec sa foule de documentaires décalés sur les coulisses, les grands acteurs et les scandales de ce monde fou et sans limite, Loïc Prigent cultive depuis quelques années un art d’un nouveau genre : la quête du bon mot. Laissant traîner ses oreilles dans les défilés, les studios et autres soirées, il y recueille depuis plus de six ans les plus belles pépites – ou plutôt les plus beaux pépiements – entendues.
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Rosseries, jacasseries, énormités ou coups de griffe absurdes, Loic Prigent note méticuleusement les meilleures phrases prononcées par les protagonistes de ce petit cercle – qui souffrent bien souvent d’un décalage pathologique avec le monde réel – qu’il twitte ensuite sur son compte aujourd’hui mythique qui compte plus de 220K followers. L’exercice a même donné lieu à un livre-recueil sorti chez Grasset en septembre dernier, dont des extraits ont été lus par Catherine Deneuve sur Arte pendant la dernière semaine de la mode parisienne. Rien que ça.
Le plus influent des documentaristes de la mode a ainsi inventé un exercice « littéraire » d’un autre genre. Dresser le portrait de cet univers aussi fascinant qu’insensé à travers les phrases les plus hallucinantes proférées en son sein. Terriblement drôles car sorties de leur contexte, elles mettent au jour la frivolité d’un milieu à part, son indécence, sa folie, son sens de l’humour et de la démesure…
Mais si ces caquetages tirent une bonne part de leur puissance comique de leur décontextualisation, qu’en est-il lorsqu’ils sont justement remis dans leur contexte ? Que se passe-t-il quand la « bourgeoisie + + » lit de ses propres yeux ce qu’elle a pu dire la veille entre deux essayages ou deux cocktails ? C’est ce que propose de voir Entendu au Bon Marché, la dernière collaboration en date de Loïc Prigent et du Bon Marché Rive Gauche. Une « exposition-pop-up-store » d’un genre pas très défini mais qui s’annonce pour le moins tordante.
Toujours selon la même formule, les plus belles pépites prononcées par la clientèle de ce qui se dresse depuis un siècle et demi comme le temple de la consommation bourgeoise sauce rive gauche, ont été minutieusement notées par Prigent, puis déclinées sous différentes formes graphiques à l’intérieur du magasin. Si certaines sont cultes à l’instar du “C’est vous la caisse ?” entendu plusieurs fois par jour, d’autres sont uniques et valent clairement le détour… “Je peux vous payer en cash? Ça allègerait mon sac.”
Nous avons profité de la mise en place de l’expo pour poser quelques question à l’ethnographe 2.0 de la mode, au Claude Lévi-Strauss du cachemire : Loïc Prigent.
Dans les bons mots que vous avez sélectionnés pour ce projet avec le Bon Marché, on retrouve la même frivolité que dans vos tweets compilés dans votre livre J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste. Est-ce que la clientèle du Bon Marché peut faire de la concurrence au public de la fashion-week?
Loïc Prigent – Ils ne sont pas si éloignés que ça finalement. Il y a des horaires au Bon Marché où on a clairement l’impression d’être à un défilé. Ce sont souvent des gens très riches, des gros acheteurs, des touristes aussi… Et puis il y a le même phénomène que chez Colette au moment des salons et des défilés, où Anna Wintour vient déjeuner au Bon Marché par exemple… C’est un endroit qui brasse énormément de monde, comme la semaine de la mode, donc oui la clientèle du Bon Marché a été assez géniale à écouter.
Vous qui avez observé longuement cette clientèle, peut-on identifier une dégaine « rive gauche » ?
Cela revient à identifier des silhouettes de gens plus riches… Il y a un côté plus statique, moins sensible à la tendance et aux courants d’airs ethniques qui peut balayer la rive droite. Quelque chose de plus statutaire. Et avec des détails que je ne peux vraiment identifier. Par exemple, je suis incapable d’identifier les signes distinctifs de poignets, de montres, etc. Mais je sais qu’ils sont très forts rive gauche pour ça. Distinguer la petite pochette du costume, sans oublier les sacs à main immobiliers…
Ça a été aussi facile de compiler les bons mots au Bon Marché que dans les FW ?
Ce n’est pas toujours facile pendant les fashion-weeks… Il y a eu des semaines où il ne s’est rien passé de très drôle. Mais je sens bien celle qui arrive. Le potentiel humoristique et défoulatoire s’annonce bien car face à la trumpitude du monde et tout le reste, la frivolité et le décalage vont devenir totalement indispensables… Le sens de l’humour, la frivolité vont être des trucs sur lesquels se raccrocher, c’est évident. Après, il ne faut pas qu’il y ait que ça… Et ça va justement être très intéressant de voir comment la mode va réagir face à ce qui se passe.
Plus la situation est catastrophique, plus les gens de ce milieu prennent de distance grâce à l’humour ?
Plus le volcan est en éruption, plus il est bon de danser dessus. Les pas de danse deviennent comiques vu qu’on a très chaud au-dessus du volcan. C’est en tout cas des chorégraphies intéressantes à regarder. Je me rappelle en 2008 lorsqu’ils préparaient leurs défilés qui coûtaient beaucoup d’argent, les défilés ont eu lieu au moment du krach boursier. C’était dingue. Ils lisaient leurs journaux avec des flèches vers le bas et ils dépensaient 8 millions pour leurs défilés qui allaient être cramés en vingt minutes. Ils riaient jaune mais ils riaient… Ce que j’aime, c’est lorsqu’on ne sait pas si c’est drôle ou pas. Lorsqu’on rit et qu’on culpabilise d’avoir ri, ou qu’on ne trouve pas ça drôle d’abord mais qu’ensuite on en rit. C’est en sortant une phrase de son contexte que ça devient drôle en fait. C’est la magie du double sens.
Votre humour fait mourir de rire certaines personnes qui, par ailleurs, sont totalement scandalisées par le monde de la mode et ce qu’il représente. Comment expliquez-vous cela?
Ce n’est pas parce qu’on a une morale qu’on n’a pas de sens de l’humour. C’est évidemment un monde scandaleux, mais comme l’automobile, l’industrie, l’art, l’agriculture, comme à peu près tout dans ce bas monde… Mais ça n’empêche ni d’apprécier les belles bagnoles ni de rire des gens de ces milieux. J’adore Paris alors que je ne supporte pas grand-chose à Paris. C’est pareil dans la mode.
Vous avez une place assez unique dans ce milieu. Tout le monde semble vous adorer alors que vous n’êtes pas toujours tendre. Pourquoi les grandes maisons continuent-elles de vous ouvrir leurs portes?
La mode est un univers dans lequel il est tout à fait possible de mener des enquêtes. Dans lequel on répond à vos questions si vous en avez… Les gens de la mode se soumettent aux critiques chaque saison et respectent ça totalement. Le Vogue américain par exemple, qui a priori est un outil industriel énorme avec toute la publicité qu’il génère, possède le site voguerunway.com qui héberge des critiques parfois super virulentes vis-à-vis de marques qui sont pourtant des annonceurs, et parfois des super gros annonceurs.
En ce qui me concerne, c’est très léger ce que je fais. Mon film sur les scandales de la mode par exemple, n’est qu’un feuilletage léger de ces scandales. Et de manière générale je ne considère pas que mes documentaires soient vraiment du journalisme, ce qui facilite peut-être les choses. Je pense de plus qu’il y a un intérêt pour les grandes maisons à sortir du discours marketing et du sentier archi-battu par leurs propres services. La petite musique de la communication de la mode parisienne est très galvaudée et devient insupportable. Ils disent tous la même chose, mettent tous en avant les mêmes valeurs d’artisanat parisien, coquet, etc. Il y a bien sûr un intérêt pour les maisons de montrer ce qui fait leur âme, mais le marketing n’y arrive plus. Les vidéos officielles des maisons sont frappantes à cet égard. Tout est magnifique, blanc, lisse, extrêmement propre où les gens sont manucurés, etc. C’est dingue. Moi je pense qu’il y a une réalité de la main sale dans ce milieu et que c’est précisément ça qu’il est intéressant de montrer, et les maisons semblent être d’accord avec moi.
Quel regard vous portez aujourd’hui sur le monde de la mode?
Ça me stimule toujours beaucoup car je continue d’apprendre énormément. J’adore tout ce qui concerne l’aspect pratique, artisanal du sujet. Le feuilleton de la mode me fait aussi toujours beaucoup rire. Les montées, les krachs, les carrières, les émergences, les scandales, c’est toujours très drôle à regarder. Et puis il y a énormément de choses qui me déconcertent, que je ne comprends pas, qui restent à décortiquer… Et ça aussi ça me stimule énormément. Si je n’ai pas pigé c’est que c’est bien !
Du 25 février au 2 avril au Bon Marché Rive Gauche, 24, rue de Sèvres, 75007 Paris
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