Depuis la mi-mars, le monde de la culture a subi de plein fouet la crise sanitaire. Artistes, programmateur·trices, metteur·es en scène et festivals sont confronté·es à l’arrêt total des spectacles et à une angoissante incertitude pour la reprise. Etat des lieux.
Le premier week-end de mars s’achevaient Les Inrocks Festival à Paris et La Route du Rock d’hiver à Saint-Malo. Personne n’imaginait encore que ces deux rendez-vous musicaux ouvriraient et refermeraient aussitôt la saison des festivals de printemps et d’été. Depuis le 13 mars, jour de l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes en France pour ralentir la circulation du Covid-19, le spectacle vivant est plongé dans un trou noir et dans une improbable mais cauchemardesque année blanche. Plus de concerts, même dans les plus petites des 2500 salles de musique de l’Hexagone, ni de festivals, même à jauge humaine. Avec les tournées successives annulées et la cascade de festivals reportés en 2021, la sidération se mêle à la frustration dans une période de l’année particulièrement faste pour la musique live.
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A l’instar des autres pays européens (la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne et l’Italie en tête), la France est confrontée depuis deux mois à une vie culturelle et musicale à l’arrêt sine die. Un spectacle de profonde désolation quand on songe aux quelque 2000 festivals de musiques actuelles (pop, rock, chanson, electro, rap, techno, jazz) qui jalonnent habituellement le calendrier hexagonal. Le Prodiss, syndicat national du spectacle musical et de variété qui rassemble près de 360 entreprises, a déjà estimé à “590 milliards d’euros la perte totale de chiffre d’affaires (recettes de billetterie, contrats de cession de spectacles, locations de salles, recettes annexes de bar, restauration, sponsoring) causée par l’interruption forcée des activités de l’ensemble du secteur du spectacle vivant privé, du 1er mars jusqu’au 31 mai 2020”. Un gouffre financier qui pourrait être multiplié par deux d’ici la fin de l’année.
La crise sanitaire liée au coronavirus se traduit donc par un impact immédiat et des dommages collatéraux sur tout le secteur du live, entre conséquences économiques, pertes sèches, chômage et incertitudes futures. Car si tous les responsables de festivals (grands, moyens ou petits, privés ou associatifs, affiliés ou non à des tourneurs) sont touchés de plein fouet par l’épidémie, les structures les plus modestes et les manifestations les moins subventionnées jouent désormais leur survie dans un été qui s’annonce meurtrier.
« Ceux qui tablent sur le dernier trimestre pour remonter des tournées et des festivals prennent de grands risques »
Chez Alias, producteur indépendant depuis 1992 (Blur, New Order, Bat For Lashes, Agnes Obel) et coproducteur du Festival Beauregard et de Musilac, les quinze salarié·es de l’entreprise sont au chômage partiel pour au moins un semestre. “On a la chance d’avoir réalisé une bonne année 2019, ce qui nous ouvre un horizon financier jusqu’en septembre, reconnaît Dominique Revert, cogérant d’Alias. Mais sans aides de l’Etat, on ne pourra pas tenir une année blanche. Nous tourneurs devons comptabiliser l’absence de toute rentrée d’argent avant le 31 décembre 2020. Ceux qui tablent sur le dernier trimestre pour remonter des tournées et des festivals prennent de grands risques. Sans parler de l’impossibilité de faire venir des artistes étrangers sur notre territoire.”
Même son de cloche chez l’agence Super !, qui, possédant 90 % d’artistes internationaux à son catalogue (Bon Iver, Caribou, Sparks…), commence déjà à reporter des dates dans les grandes salles de la capitale (Casino de Paris, Olympia, Zénith) et des tournées automnales à 2021. “On reste à la merci des décisions politiques et sanitaires pour maintenir ou décaler nos concerts prévus à la rentrée, admet Julien Catala, fondateur de Super !. Rien n’est encore officiel, mais tous les agents de nos artistes internationaux phares se positionnent sur l’année prochaine.”
« Comment annoncer quoi que ce soit ? »
Si toute son équipe est également au chômage partiel, et sa salle de concerts du Trabendo à Paris fermée pour une durée indéterminée, Julien Catala se montre dubitatif quand il s’agit d’envisager sereinement la dixième édition du Pitchfork Music Festival à Paris, prévue du 10 au 15 novembre dans la plupart des salles de concert du 11e arrondissement. “La programmation est achevée depuis plusieurs semaines, mais comment annoncer quoi que ce soit à six mois de l’échéance ? Car même si les concerts reprennent dans des petites salles, les artistes étrangers ne pourront pas venir jouer chez nous. Pour Super !, 2020 devait être une année importante, avec beaucoup de grosses dates et des artistes comme Caribou, Disclosure ou Vladimir Cauchermar bookés dans plein de festivals d’été, poursuit Julien Catala. On table d’ores et déjà sur une année à perte. Nous sommes le secteur qui redémarrera en dernier, bien après les bars et les restaurants.” Même la perspective des Trans Musicales de Rennes, qui clôturent habituellement l’année festivalière le premier week-end de décembre, paraît encore hypothétique.
Par peur du vide, certains producteurs ont déjà communiqué sur quelques tournées pour l’automne, principalement d’artistes français·es très attendu·es (Lou Doillon, Benjamin Biolay, Jean-Louis Murat), sans qu’on arrive encore à imaginer concrètement un retour aux “concerts normaux” d’avant confinement. Tous nos interlocuteur·trices de la filière musicale, à quelque étage professionnel qu’il·elle soit, partagent la même inquiétude : “On peut applaudir un artiste en portant un masque, mais c’est impossible de respecter la distanciation sociale entre spectateurs. L’essence même de notre métier, c’est le rapprochement social : réunir des personnes pour voir des concerts et faire la fête entre elles.” Et Alban Coutoux, programmateur de La Route du Rock, d’appuyer la question que tous les organisateur·trices se posent. “Passé le déconfinement, il y a une grande interrogation sur le comportement du public. Les gens auront-ils autant envie de se rassembler dans un espace confiné ou même en plein air ?”
Aux antipodes des consignes sanitaires, les concerts et festivals reposent sur la concentration du public et un brassage de personnes venues de toutes les régions et parfois de plusieurs pays. Musicien (Frànçois & The Atlas Mountains), manager (QuinzeQuinze, Olivier Marguerit) et programmateur du Coconut Music Festival à Saintes, le suractif Amaury Ranger est au chômage technique depuis le 17 mars. Intermittent, il est, comme tous·tes ses homologues, rassuré par la prolongation, annoncée le 6 mai, des droits pour les artistes et technicien·nes du spectacle jusqu’en août 2021.
“En Angleterre ou dans d’autres pays européens, ils ont déjà basculé sur 2021 pour mieux avancer et rebondir »
Cela dit, comme le souligne la chanteuse Barbara Carlotti, “on a vécu cinquante jours d’insécurité totale, sans savoir comme faire pour vivre dans les prochains mois…” En revanche, Amaury Ranger ne comprend pas le flou artistique qui prévaut à partir du mois de septembre pour l’organisation des concerts. “En Angleterre ou dans d’autres pays européens, ils ont déjà basculé sur 2021 pour mieux avancer et rebondir. Or, s’il est encore possible d’organiser des concerts, c’est aussi une chance pour la création musicale française vu notre vivier artistique.”
Voilà un point peu souligné depuis le début de la pandémie du Covid-19, mais pour les artistes émergent·es, c’est la double peine. Ainsi, la brillante et prometteuse P.R2B, sélectionnée aux iNOUïS du Printemps de Bourges et au Chantier des Francos, a vu son planning réduit à néant. Avec seulement deux singles à son actif, Pauline Rambeau de Baralon, alias P.R2B, comptait aussi sur cet agenda pour bénéficier d’une exposition médiatique. Les artistes en développement, comme on les surnomme souvent dans les maisons de disques, voient ainsi leur carrière naissante stoppée net.
Plus largement, le confinement a ralenti puis gelé toute la création artistique, de l’enregistrement en studio aux tournages de clips. “Depuis le 17 mars, je passe mon temps à décaler les sorties de maxis ou d’albums à l’automne, voire désormais à l’année prochaine”, constate Alan Gac, le directeur du label indépendant Cinq7 (Dominique A, Philippe Katerine, Pi Ja Ma, Malik Djoudi). “Et avec la fermeture des disquaires pendant deux mois, nous avons subi une diminution de 50 % de notre chiffre d’affaires, puisque la moitié de nos recettes provient encore des ventes physiques, au contraire de la musique urbaine qui vit à 90 % du streaming. Sans concerts ou festivals ni émissions (radiophoniques ou télévisées), nous devons composer à l’aveugle. L’incertitude la plus anxiogène est pour les musiciens, les techniciens et les indépendants de la filière musicale.” Au bout de la chaîne, les attaché·es de presse sont ainsi en première ligne. Parmi les initiatrices d’un appel adressé au Centre national de la musique, Cécile Legros ne peut que constater les dégâts : “L’onde de choc est large et sera malheureusement dévastatrice.”
“Pour la première fois, j’allais payer mes interprètes”
C’est l’amère expérience que fait Lisa Guez, jeune metteure en scène lauréate du dernier festival Impatience en décembre 2019 avec Les Femmes de Barbe-Bleue. Programmée au In du Festival d’Avignon après avoir joué sa pièce pendant trois semaines cet hiver au Lavoir Moderne Parisien, elle et son équipe pensaient pouvoir lâcher leurs métiers annexes et entrer de plain-pied dans le système de l’intermittence. “Pour la première fois, j’allais pouvoir payer mes interprètes. Aucune de nous n’a suivi de formation dans les écoles nationales de théâtre et on est hors circuit. Quand on a gagné le prix du jury d’Impatience, je n’y croyais pas. Depuis, c’est l’ascenseur émotionnel, le passage en accéléré du bonheur au malheur.”
Certes, tous les théâtres partenaires du festival Impatience ont programmé son spectacle la saison prochaine, mais le manque à gagner en reconnaissance auprès des programmateurs pendant le Festival d’Avignon est abyssal. “Avec la visibilité du Festival d’Avignon, on espérait toucher ce réseau qu’on ne connaît pas bien, regrette Lisa Guez. Mais on vient d’apprendre qu’on ne fera pas partie de la Semaine d’art à Avignon cet automne et que le spectacle ne sera pas reprogrammé en 2021, pour des questions de thématique générale. On ne participera pas non plus aux propositions alternatives offertes au public pendant le mois de juillet.”
Son cas n’est pas isolé ; pour les débutant·es ou les artistes reconnu·es, la déflagration produite par les annulations de tous les festivals d’été – danse, théâtre, cirque, théâtre de rue – aura des répercussions pour longtemps. En France comme à l’étranger. Philippe Quesne devait créer en juin Le Chant de la terre de Gustav Mahler avec l’ensemble musical Klangforum de Vienne au festival Wiener Festwochen en Autriche et signer la scénographie de Cascade de Meg Stuart à la Ruhrtriennale en Allemagne en septembre prochain. Tous deux sont annulés. Un signal inquiétant, considère-t-il, alors même que l’Allemagne a pourtant décidé dès le 23 mars d’allouer en urgence 50 milliards d’euros pour la culture : “Le festival de la Ruhrtriennale a été annulé certainement pour des raisons économiques liées aux mécènes du festival. Pour une fois, le modèle allemand est aussi en train de basculer vers de l’économie drastique, voire de la récession.”
« Je ne veux plus qu’on dissocie les artistes qui jouent du Racine ou qui montent les marches à Cannes de l’intermittent de la restauration »
L’année blanche demandée pour tous les intermittent·es est le seul rempart possible à la chute vertigineuse des contrats et des heures de travail perdues, martèle l’acteur Samuel Churin, leur porte-parole depuis 2003. L’annonce du président Macron le 6 mai accordant une année supplémentaire aux intermittent·es le laisse perplexe : “Je vais vous décevoir, mais je ne sais pas ce que ça veut dire quand il parle des intermittents. Je ne veux plus qu’on dissocie les artistes qui jouent du Racine ou qui montent les marches à Cannes de l’intermittent de la restauration qui va les servir dans les cocktails et qui vivent dans la même discontinuité qu’eux. Ils sont employés au projet comme nous. Nous avons été échaudés dans le passé des centaines de fois, et tant que nous n’avons pas la directive, pour les intermittents du spectacle, je pose la question : celui qui a une date anniversaire en janvier 2021 et qui ne va pas pouvoir travailler d’ici là, ou très peu, sera-t-il prolongé jusqu’en janvier 2022 ? Tant que je ne vois pas sur un papier la façon dont est édictée la règle et dont ils vont rattraper les choses, je ne peux pas commenter une phrase derrière laquelle on peut mettre ce qu’on veut. Je défie quiconque de la commenter.”
Une méfiance aggravée par le fait que cet accord annoncé par Emmanuel Macron va désormais être pris en charge par la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. “C’est une tueuse. Toutes les décisions prises par le ministère du Travail ont été très pénalisantes pour les chômeurs et les droits sociaux. On lui doit la pire des réformes d’assurance chômage pour le régime général depuis la création de ce régime d’assurance chômage. Les droits des précaires sont massacrés. Je me méfie donc énormément de cette annonce où tout le monde va se réjouir et où on va se réveiller avec la gueule de bois, avec des dispositions prises par les services du ministère du Travail qui ne seront pas du tout à la hauteur.”
Y a-t-il un lien de cause à effet entre la tribune Monsieur le Président, cet oubli de l’art et de la culture, réparez-le !, signée par un collectif d’artistes célèbres du monde du spectacle et du cinéma et parue dans Le Monde le 30 avril, et le tweet d’Emmanuel Macron le dimanche 3 mai annonçant des mesures pour la culture le mercredi 6 mai ? En tout cas, “cette tribune raconte très bien ce qui nous arrive, estime Samuel Churin. C’est-à-dire un vide absolu. On a dit au ministre de la Culture qu’il y avait là une opportunité politique majeure à soutenir l’art et la culture et qu’avec l’annonce de cette année blanche il aurait tout le secteur derrière lui. Renaud Donnedieu de Vabres l’avait fait en 2004 pour un fonds transitoire. Mais là, on assiste à l’image de l’impuissance politique la plus totale.” A titre personnel, Samuel Churin est aussi impacté par l’annulation de tous les festivals d’été. Programmé dans le Off d’Avignon, il devait jouer – ça ne s’invente pas – Je préférerais mieux pas de Rémi De Vos, inspiré du célèbre “Je préférerais ne pas” du Bartleby de Melville…
« Cette crise impacte toute l’activité mise en place depuis deux ans »
L’annulation de tous les festivals de l’été, dont celui d’Avignon, agit comme une déflagration propre à mettre en lumière et à interroger le fonctionnement de l’institution culturelle dans son ensemble. Les répercussions se feront sentir la rentrée prochaine dans tous les théâtres et engagent à remettre en question les modes de production, de création et de diffusion. L’un des tout premiers festivals à avoir annoncé son annulation est le Printemps des Comédiens à Montpellier, où Julien Gosselin devait signer le spectacle de sortie d’école des élèves du TNS de Strasbourg, Dekalog, d’après Décalogue de Krzysztof Kieślowski.
“On avait fait un travail d’atelier de cinq semaines, raconte le metteur en scène. On va reprendre les répétitions en septembre et la création se fera à partir de février à la MC93 de Bobigny et au TNS de Strasbourg. Mais, pour moi, tout a commencé un peu plus tôt car j’avais une tournée avec le spectacle de Don DeLillo à Taïwan en avril et en Corée en juin. On a tout stoppé quelques jours avant le confinement. La plus grande inquiétude aujourd’hui, ce n’est pas ce qui est reporté, mais comment faire les prochaines productions ? Quels formats vont prendre les prochains spectacles ? Il faut un plan de relance pour aider les artistes et permettre la production et la création de spectacles les prochains mois. On peut imaginer des aides aux résidences pour les créateurs. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de tomber dans le ‘show must go on’, avec un rapport à la culture conforme au libéralisme. Je n’ai pas envie que la société reprenne telle qu’elle était avant le Covid. Cet arrêt est une opportunité pour penser l’après.”
« On ne peut pas présumer de ce qui va se passer dans les mois à venir »
Pour Antoine Blesson, qui a fondé en 2007 sa maison de production de spectacles vivants Le Grand Gardon Blanc et s’occupe notamment des Chiens de Navarre ou de Dieudonné Niangouna, “cette crise impacte toute l’activité mise en place depuis deux ans sur les productions”. En ajoutant à cela le manque de directives claires sur la réouverture des théâtres en septembre, “ça crée un effet de panique. Certains théâtres déprogramment des spectacles en septembre et en octobre. On ne peut pas présumer de ce qui va se passer dans les mois à venir. Cela touche directement les compagnies dont je m’occupe. Et s’agissant de Dieudonné Niangouna, se pose en plus la question des visas pour les comédiens venant du Congo-Brazzaville. Idem pour le chorégraphe Yves Mwamba qui devait créer son spectacle au Manège de Reims en novembre. Les répétitions sont reportées en octobre, mais l’actrice principale pourra-t-elle venir de Kinshasa ?”
La question des reports risque aussi de tourner au casse-tête et à l’embouteillage, surtout pour la saison 2021-2022. “Cette crise met en lumière la façon dont on fonctionne et l’ultra-anticipation des projets, constate Antoine Blesson. Il faut de dix-huit mois à trois ans pour une production de spectacle avec toujours moins de moyens. J’adorerais travailler au semestre, mais c’est une situation impossible à cause de la communication des théâtres, le système d’abonnements. On doit repenser nos modèles économiques. Il faudrait un fonds d’urgence pour le théâtre public et pour le cinéma, comme ils l’ont fait pour le théâtre privé. On est dans le temps du politique désormais, après avoir été dans celui du scientifique. Au prix de combien de vies peut-on en sauver d’autres ? Le théâtre est au milieu de cette grande équation. On est pile-poil ce qu’il ne faut pas faire en ce moment : se réunir dans un même espace-temps.”
Un constat partagé par José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre à Paris, “un espace public permanent, ouvert, avec une vingtaine de start-up et surtout un lieu de création avec trois cents résidences par an”. S’il espère rouvrir le Centquatre en septembre avec Jeanne Added, qui est artiste résidente depuis trois ans, et avec le spectacle de Tommy Milliot, La Brèche, lui aussi estime nécessaire de “réinterroger l’économie de la culture. Pourquoi en sommes-nous venus à une hyper-consommation et une hyper-production ? Parce qu’on a tellement intégré les éléments de la concurrence qu’on ne nous laisse pas le temps de réfléchir différemment. La force de l’intervention publique, c’est de nous permettre de réfléchir différemment et de proposer d’autres choses. Je pense que cette crise doit nous inviter à ça. De l’économie jusqu’à son organisation, il faut qu’on prenne en compte la question environnementale. C’est fondamental. Les déplacements, comment on fait venir les artistes étrangers, ce qui est vital, c’est peut-être deux jours de voyage en plus pour prendre un bateau au lieu d’un avion. Ça renvoie toujours à notre sujet, qui est celui des temporalités. La question de l’espace et du temps renforce les ségrégations et discriminations. Quel temps on consacre aux artistes et quel temps on leur laisse pour nous amener des projets et les monter ? Ce sont des éléments de réflexion conceptuels qui se traduisent par des actes concrets et des questions d’économie.”
Quand les tournages reprendront-ils ?
Dans l’industrie cinématographique, le confinement a eu des répercussions qui se distinguent en deux catégories. D’une part, il a accéléré et rendu encore plus visibles des problématiques qui étaient déjà sur toutes les lèvres avant l’arrivée du Covid-19 : nécessité de repenser la chronologie des médias et le financement en intégrant les plateformes de streaming et réaffirmation d’un désir d’arbitrage du CNC pour protéger la diversité des films exploités en salles. D’autre part, la problématique du redémarrage de la production d’œuvres et de leur diffusion dans les cinémas, à l’arrêt total depuis deux mois, se pose de façon urgente. C’est la question de la reprise des tournages, de l’absence de festivals et de la réouvertures des salles.
Si la double intervention d’Emmanuel Macron et de Franck Riester mercredi 6 mai a rassuré les professionnel·les, les interrogations restent nombreuses, surtout pour le cinéma d’auteur que nous défendons dans ces pages. Il est prévisible que, en l’absence d’une intervention massive du CNC et du ministère de la Culture sur tous les sujets évoqués, cette crise sans précédent profite aux plus grosses productions, françaises et surtout américaines.
Pour le réalisateur Guillaume Brac, membre du Conseil d’administration de la Société des réalisateurs de films (SRF), « nous avons besoin d’autre chose que des mesurettes mises en place jusque-là et qui règlent les problèmes à l’horizon d’un ou deux mois. Certaines des mesures qui nous sont accessibles sont assez démagogiques, comme par exemple le fonds Audiens/Netflix mis en place pour les auteurs et qui propose des enveloppes de 500 euros selon des critères extrêmement restrictifs. Ce n’est qu’une pure opération de communication de Netflix. 500 euros, c’est dérisoire quand on pense à l’ampleur de la crise qui nous attend et aux bénéfices qu’en retirent les plateformes. Nous devons profiter de cette crise pour refondre l’ensemble du système de fonctionnement du cinéma français. »
Franck Riester a annoncé la mise en place d’un fonds d’indemnisation de 50 millions d’euros
La première interrogation concerne la reprise des tournages. Derrière cette problématique se cache un bras de fer entre les assurances et le gouvernement qui dure depuis plusieurs semaines. La reprise des tournages, d’abord annoncée pour le 11 mai à Paris, a finalement été repoussée a minima à fin mai par le Président, un nouveau couac dans la communication du gouvernement. A sa décharge, il se heurte à des assurances qui refusent d’inclure le risque Covid dans leur police, rendant toute reprise impossible. Pour résoudre cette problématique, Franck Riester a annoncé la mise en place d’un fonds d’indemnisation de 50 millions d’euros, financé par l’Etat, les assureurs, les Sofica (Sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel), les banques et les régions, pour les tournages qui seraient suspendus à cause de cas de Covid et dans la mesure où la production aurait strictement respecté les règles sanitaires sur le tournage. Deux questions se poseront dès lors : comment filmer une scène de baiser ou de foule et comment éponger l’augmentation des coûts (on parle de 10 à 30 % supplémentaires) d’un tournage au temps du Covid-19 ?
Que signifie une année sans festival de cinéma ? Si les initiatives de déclinaisons en ligne se sont multipliées ces dernières semaines (le Champs-Elysées Film Festival, le Festival du film d’animation d’Annecy, le Festival international de Contis, We Are One – festival virtuel organisé par une vingtaine de festivals internationaux sur YouTube du 29 mai au 7 juin – ou le maintien d’un marché cannois virtuel), une année sans festival de cinéma est probable. Dès l’instauration du confinement, le Festival de Cannes a été reporté à la fin juin-début juillet, puis annulé sous sa forme traditionnelle. En guise de substitut, l’une des éventualités est la tenue à Paris et à la rentrée d’une version délocalisée de la Semaine de la critique et de la Quinzaine des réalisateurs, tandis que les films de la Sélection officielle dévoilés début juin bénéficieront d’un label et voyageront dans plusieurs festivals (Venise, Toronto, Deauville, Angoulême, San Sebastian, New York, Busan et le Festival Lumière de Lyon).
Charles Gillibert, producteur de Bergman Island de Mia Hansen-Løve et d’Annette de Leos Carax, deux films dont la présence à Cannes était une quasi-certitude, revient sur l’impact d’une probable année sans festival : « Entre l’évocation d’un label cannois et le Festival de Cannes tel qu’on le connaît, la comparaison n’a pas lieu d’être. On perdra en rayonnement national et international, ça aura de toute façon un impact énorme sur le cinéma d’auteur. Mais je suis confiant car j’ai le sentiment que la direction du Festival de Cannes a conscience de la nécessité d’un événement d’envergure mondiale et d’un marché, mais tout reste suspendu à l’évolution de la pandémie. »
Ceux qui vont le plus souffrir de cette absence de festivals sont les premiers films et plus généralement le cinéma d’auteur. Contrairement au cinéma commercial, qui draine son public sur des arguments de casting et grâce à des outils marketing, les films d’auteur ont besoin des festivals, et principalement de Cannes, qui en constitue la rampe de lancement. C’est à Cannes que le succès d’un film d’auteur se façonne. Nicolas Maury, auteur de son premier film Garçon chiffon, dont la présence à Cannes était pressentie, a conscience que le contexte influencera la sortie de son film : « J’essaie de ne pas faire l’enfant, mais j’ai conscience que le report du Festival de Cannes va forcément impacter la vie de mon film. Pour un cinéaste débutant comme moi, Cannes est une chance irremplaçable. J’essaie d’être optimiste et de ne pas avoir peur, la peur, c’est encore pire que le corona. »
Les blockbusters pourraient écraser la diversité
La peur, c’est aussi ce que devront vaincre les exploitants. Concernant la réouverture des salles de cinéma, une date devrait être annoncée le 2 juin. Si la situation sanitaire le permet, plusieurs exploitants ont appelé de leurs vœux une réouverture le 1er, le 8 ou le 15 juillet. Ce qui laisserait au moins un mois pour dessiner une programmation estivale et mettre en place des mesures pour attirer les spectateur·trices. Stéphane Libs, directeur des cinéma Star de Strasbourg et coprésident du Syndicat des cinémas d’art, de répertoire et d’essai (SCARE), a déjà réfléchi à un plan de réouverture des salles : « Je suis favorable à une réouverture nationale, c’est indispensable si on veut qu’un distributeur prenne le risque de sortir un film. A ce moment-là, il faudra ressortir les films qui étaient déjà à l’affiche avant le confinement, pour leur redonner une chance. Ensuite, il faut avoir conscience qu’on va commencer par une période très difficile, qui sera suivie d’une période difficile. Le retour au physique et au collectif sera compliqué pour les spectateurs et aussi très risqué pour les distributeurs. »
« Je pense qu’il faut qu’on profite de l’été pour, petit à petit, réenclencher un désir, tout en se donnant les moyens humains et organisationnels d’assurer la sécurité sanitaire. En plus de sièges d’écart entre les spectateurs, du gel, de nettoyages plus réguliers des communs et de protections pour notre personnel, nous allons proposer un étalement des séances pour que les publics ne se croisent pas, une limitation des jauges par salle ainsi qu’une personne pour veiller au respect des normes sanitaires. Pendant cette période d’adaptation, que j’appelle ‘réouverture préalable’, nous aurons besoin d’être soutenus par l’Etat, car nous perdrons plus d’argent en étant ouverts qu’en restant fermés. Je pense qu’il faut en passer par cette étape, afin d’avoir une rentrée correcte en septembre. Je considère que les salles de cinéma ont un rôle à jouer, non seulement économique, mais aussi dans la reconstruction du lien social et du vivre-ensemble. »
Pour Alexandre Mallet-Guy, directeur de Memento, société de distribution et de production qui venait de sortir La Bonne Epouse de Martin Provost au moment de l’instauration du confinement, le contexte est particulièrement cruel : « Nous avons été frappés de plein fouet par cette crise parce que les premiers jours d’exploitation de La Bonne Epouse étaient excellents. Nous devions réaliser 80 à 90 % de notre chiffre d’affaires grâce à ce film. Nous le ressortirons dès la réouverture des salles, mais nous comptons sur l’Etat pour mettre en place des mesures incitatives pour le public. »
La garantie d’une diversité accrue passe par plus de régulation
Il y a un autre sujet sur lequel le CNC est attendu au tournant par l’ensemble des acteurs du cinéma d’auteur français, c’est celui de la régulation du nombre de copies par film. Au moment où les salles réouvriront, il y a fort à parier qu’exploitants et distributeurs miseront tout sur les blockbusters, au détriment de la diversité. Mais le problème n’est pas seulement circonstanciel, cela fait des années que réalisateur·trices, producteur·trices, distributeur·trices et exploitant·es du cinéma d’auteur réclament un arbitrage plus musclé du CNC sur la question. Si sa direction a déclaré travailler, en lien avec le Médiateur du cinéma, sur un projet de recommandation conjointe pour le moment de la réouverture des salles, la garantie d’une diversité accrue passe par plus de régulation. Jusque-là, la position du CNC a été de considérer la répartition du nombre de copies par film comme un marché autorégulé par la loi de l’offre et de la demande. Or, s’il y a bien une chose que cette crise aura mise en lumière, c’est la limite d’une telle pensée libérale.
Cet arrêt forcé de la machine cinéma a aussi mis au jour la fragilité du statut des attaché·es de presse de cinéma. Chloé Lorenzi et Viviana Andriani, porte-parole de l’association CLAP (Cercle libre des attaché·es de presse) créée début avril, expliquent la nécessité de cette création : « On manquait d’une protection et d’une représentation collectives. Etant pour la plupart indépendants, nous nous sommes retrouvés sans ressources du jour au lendemain. » Si certain·es professionnel·les de ce métier de l’ombre ont pu bénéficier de l’aide d’urgence de 1500 euros pour les indépendants, rien ne garantit pour l’instant qu’elle sera maintenue après le 11 mai et jusqu’à ce que les salles ne rouvrent. CLAP espère pouvoir engager avec le CNC un dialogue jusque-là impossible, pour pouvoir à plus long terme garantir une meilleure prise en compte de la profession par les instances du cinéma.
Les plateformes de streaming, chance ou malédiction ?
Les plateformes de streaming sont évidemment les grandes gagnantes de ce confinement. 5,8 milliards de chiffre d’affaires pour Netflix au premier semestre 2020, c’est une hausse de 28 % sur un an. Cette tendance devrait se confirmer au second semestre. D’un autre côté, le téléchargement illégal a explosé ces deux derniers mois. La lutte contre le piratage et la participation des plateformes de streaming au financement du cinéma français sont plus que jamais d’actualité.
Pour Alexandra Henochsberg, directrice de la société de distribution Ad Vitam, « il y a des enseignements à tirer de cette crise, mais dans un cadre plus serein de concertation. Ce qui m’inquiète, c’est que j’ai l’impression qu’il n’y a pas de capitaine dans le bateau. Dominique Boutonnat (le président du CNC – ndlr) est aux abonnés absents depuis le début du confinement. En dehors des mesures d’urgence communes à l’ensemble des entreprises, de la suspension de la chronologie des médias et de la mesure dérogatoire relative au Compte de soutien, qui ont été rondement menées et rapidement mises en place, il manque une prise de position et une réflexion sur la reprise d’activité. On est livrés à nous-mêmes. »
Chacun essaie dès lors de tirer son épingle du jeu. Ainsi, certains films prévus pour la salle, comme Pinocchio ou Forte, sortent sur Amazon Prime Video, tandis que MK2 a scellé avec Netflix un contrat de diffusion des films de grands auteurs tels que David Lynch, Jacques Demy, Charlie Chaplin, Xavier Dolan ou François Truffaut.
« Les grands groupes ont décidé de gagner de l’argent en cédant aux plateformes la diffusion de titres de leur catalogue pendant une durée déterminée »
Selon Charles Gillibert, « on est sans doute en train d’assister à une accélération des négociations entre le cinéma français et les plateformes de streaming. Les grands groupes ont décidé de gagner de l’argent en cédant aux plateformes la diffusion de titres de leur catalogue pendant une durée déterminée. Cela annonce l’acceptation du fait que Netflix puisse diffuser des films peu de temps après leur exploitation en salles. Et c’est une très bonne nouvelle pour le cinéma français. Parce que, à partir du moment où les plus grands cinéastes mondiaux travaillent pour les plateformes, c’est ça au moins qui rentre dans l’escarcelle des salles. Il est absolument vital d’asseoir Netflix et consorts à la table du financement et de leur offrir une diffusion à six mois, assortie d’une série d’obligations envers la production française. On pourrait même imaginer que les plateformes cofinancent les frais de lancement avec les salles, étant donné qu’elles pourront diffuser quelques mois plus tard. Personne n’est dupe, la mainmise de Canal+ sur le cinéma français est terminée. La nécessité de refonder le système de financement est une priorité pour que la création s’adapte à la révolution industrielle que constitue l’arrivée des plateformes. »
Pour répondre à cette problématique, Emmanuel Macron a annoncé la mise en place de la directive SMA (Services de médias audiovisuels) pour le 1er janvier 2021, une directive qui, on le rappelle, prévoit une contribution des géants du numérique à la production française et européenne à hauteur de 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé sur le territoire. Durant les mois à venir, le CNC sera à pied d’œuvre pour permettre son application à la date prévue ; espérons qu’il convie l’ensemble des acteur·trices du secteur, y compris ceux et celles du cinéma d’auteur indépendant, à la table des négociations.
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