Pédagogue inlassable dans une société tendue sur un prétendu “choc des civilisations”, Gilles Kepel cherche avant tout à rendre visible et à valoriser la culture arabo-musulmane. Mais autant pour ses thèses que pour ses méthodes, il est loin de faire l’unanimité.
Dans son bureau de l’Ecole normale supérieure, de jolies boîtes sont posées sur la table basse. “Il y a des dattes bénies de Médine, des loukoums de l’Empire ottoman et des pâtisseries iraniennes à la pistache et au safran. Vous pouvez mélanger, être sunnite et chiite, être ottomane, vous avez le choix.”
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Le ton est aimable quoique professoral, le décor planté : Gilles Kepel entend montrer qu’il respire, boit – bon, du whisky écossais ce soir-là –, mange culture arabo-musulmane. Qu’il écrit à son sujet, aussi : plusieurs exemplaires de ses nombreux livres, rédigés au cours de sa carrière d’universitaire spécialisé en la matière, traînent dans la pièce.
“La pensée dénégationniste” d’une partie des intellectuels
Le chercheur en sciences sociales est prolifique : deux bouquins à son nom en moins d’un an. Terreur dans l’Hexagone d’abord, sorti en décembre 2015 suite aux attentats du 13 novembre, et le petit dernier, paru en novembre, La Fracture.
Composé de ses chroniques tenues sur France Culture l’an passé, il y expose aussi sa vision d’“un salafisme intransigeant faisant le lit du passage à l’acte jihadiste”, notamment dans “les quartiers populaires enclavés”, et y explique en quoi “la pensée dénégationniste” d’une partie des intellectuels, atteints de “cécité” par rapport au phénomène jihadiste, annihilerait tout débat sur l’islam de nos jours.
Comment Gilles Kepel est-il devenu un chercheur des plus médiatiques et bankable sur l’islam ?
Terreur, fracture : un contexte anxiogène plane sur ces deux titres, largement commentés – certains vantant la grande acuité de leur auteur, d’autres considérant ses analyses comme discutables. Comment cet homme qui, de son aveu, n’avait à l’origine aucun “atavisme spécifique”, est-il devenu un chercheur des plus médiatiques et bankable sur l’islam, le plus à l’aise avec les politiques – il débat ce soir-là à Normale sup avec le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve – mais aussi, à cause de ses positions, le plus polémique ? Et ce, quitte à ce qu’il soit plus connu que ses théories elles-mêmes ? Une célébrité qui lui a valu, dans une vidéo, des menaces de mort de Larossi Abballa, l’homme qui a assassiné un couple de policiers à Magnanville…
“Au Maghreb, on m’arrête dans la rue car on m’a vu à la télé”
Fils d’un immigré tchèque acteur de théâtre et d’une prof d’anglais, Gilles Kepel naît en 1955 dans le XIe arrondissement de Paris, à la maternité des Bluets – prisée à l’époque par les communistes, dont son père – non loin de la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud.
“C’est amusant que je sois né à côté de là où j’ai fait mon premier vrai travail de terrain en France, raconte-t-il, presque allongé dans son fauteuil. C’était avant que qui que ce soit ne s’intéresse à cette religion ici.” On apprendra aussi que Gilles Kepel était “le premier sur place” en Egypte au moment de l’assassinat de Sadate – où il a passé trois ans entre 1980 et 1983 pour sa thèse sur le mouvement islamiste égyptien – ou encore qu’“au Maghreb, on (l’)arrête dans la rue car on (l’)a vu à la télé”.
Bref, on peut raisonnablement dire que l’intellectuel est fier de son long parcours, entamé après son coup de foudre pour le monde arabe lors d’un voyage en Syrie, en 1973. L’ex-khâgneux retourne ensuite en France, “galère avec les filles” – il est aujourd’hui marié et a trois enfants –, perd sa mère, rate l’ENS.
“J’ai décidé que la seule chose qui me retenait un peu à l’existence, c’était l’arabe.” Il s’inscrit à la fac, part à Damas via une bourse, est reçu à Sciences-Po. La fusée Kepel est lancée et ne s’arrêtera plus. A 61 ans, il a plusieurs best-sellers à son actif, dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée de Normale sup et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris, où il a formé des dizaines de chercheurs.
“Il a une grande force de travail et une grande énergie”
Dans l’établissement de la rue Saint-Guillaume, son personnage fait débat dans l’amphi : “ultramégalo” pour les uns, regrettant que “ses cours ne soient basés que sur ses propres livres”, “très impressionnant et excellent vulgarisateur” pour d’autres, dont Manon, 23 ans, qui estime que “c’est aussi son côté sûr de lui qui fait qu’on l’écoute attentivement”. Quand Gilles Kepel parle, difficile de s’imposer. Tirades érudites et ultraréférencées parsemées de mots en arabe – il le parle couramment –, digressions, on essaie de poser une question, lui pointe votre jeunesse, on échoue la plupart du temps.
Si le chercheur est omniprésent aujourd’hui, ce n’est pas par hasard. “Il a une grande force de travail et une grande énergie (…). Il fait partie de ceux qui ont compté pour la visibilité des études islamiques contemporaines”, raconte Mohamed Ali-Adraoui qui, après avoir été son doctorant, a participé à l’enquête Banlieues de la République, à Clichy-Montfermeil, menée par Kepel en 2013.
“Il aimait avoir le rôle de chef de file” Olivier Roy, chercheur au CNRS
Olivier Roy, chercheur au CNRS qui le connaît depuis 1983, reconnaît également, malgré son opposition à ses thèses, “sa grande intelligence”. Il se remémore avec amusement le jeune Kepel, à l’époque où ils ne s’étaient pas encore brouillés par médias interposés : “Il avait à ce moment-là les qualités de ses défauts : entreprenant, fonceur. Il aimait avoir le rôle de chef de file.”
Une caractéristique relatée dans un texte diffusé par mail signé Pascal Menoret, un chercheur qui avait accompagné Kepel en Arabie Saoudite, en 2002. Y est dépeint avec ironie un certain “Maître Gilles”, sorte de frère caché de BHL aimant les dorures. Le récit circule un peu parmi les universitaires, Kepel l’apprend et, logiquement, n’apprécie guère. Lors d’un dîner qu’il organise à la Middle East Studies Association de Washington, en 2008, Menoret fait son apparition. Kepel lui fonce dessus, lui met un poing dans la figure, la sécu intervient. Kepel est expulsé de l’asso.
“Exacerbation de l’identité nationale” et “islamo-gauchistes”
En clair, il ne fait pas bon être dans son collimateur. Trois journalistes en ont récemment fait l’expérience. Dans un entretien donné à L’Obs en novembre, Gilles Kepel revient sur une interview faite pour le Bondy Blog café, en mai : “J’ai compris depuis que (ce média) avait été totalement repris en main par cette frange frériste (les Frères musulmans – ndlr) qui a fait de l’islamophobie son principal slogan.”
La controverse enfle, le Bondy Blog – qui n’a pas voulu nous répondre, “ne souhaitant pas nourrir une polémique qui n’a pas lieu d’être” – se fend d’un droit de réponse, largement étayé, évoquant des “affirmations (…) totalement délirantes et mensongères”. Gilles Kepel, lui, n’en démord pas : “Ils m’ont fait un procès en sorcellerie en islamophobie.” Pourtant, comme le rappelle le Bondy Blog dans son texte, “à aucun moment de tels propos n’ont été prononcés”.
C’est là l’un des points les plus discutés de son nouvel ouvrage : pour lui, il serait impossible de critiquer l’islam sous peine d’être considéré comme islamophobe. De quoi “maintenir la fracture voulue par les jihadistes” dans la société française autour de la question de l’islam, avec d’un côté le FN jouant “l’exacerbation de l’identité nationale” et, de l’autre, les “islamo-gauchistes”, “espèce de mouvance allant du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) à Tariq Ramadan”, qui seraient partisans de “la victimisation” des musulmans pour des “raisons démagogiques” et pour “occulter des attentats qui ont fait 239 morts”. Un exemple révélateur selon lui : l’affaire du burkini.
Exemple révélateur, aussi, de la division de la gauche autour de ces questions. Laurent Bouvet, politologue à l’origine du Printemps républicain (collectif classé à gauche visant à promouvoir la laïcité), partage la vision kepelienne sur ces sujets.
“On n’est pas contre les identités, mais contre l’identitaire” Laurent Bouvet, politologue
Il l’avait invité à parler lors du lancement du mouvement, en mars : “Il est d’accord avec nous : il n’est pas bon que la laïcité soit vue comme un problème. On n’est pas contre les identités, mais contre l’identitaire : l’islam a sa place, les actes et paroles antimusulmans doivent être condamnés, mais cette religion n’a pas une place différente des autres.”
“Il a un discours qui tend à délégitimer les sciences des autres”
Côté CCIF, à l’heure où 63% des Français estiment que l’islam “est trop influent et visible” dans le pays, on préfère mettre en avant une islamophobie rampante. Pour Pascal Buresi, directeur de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman, c’est en tout cas “le traumatisme de la guerre d’Algérie” qui rendrait “la question de l’islam si brûlante” : “Tout ce qui n’a pas été soldé par le passé ressort aujourd’hui, à la fois à droite et à gauche.”
Reste que pour nombre de chercheurs, il est justement nécessaire que les universitaires prennent de la distance dans le débat. C’est du moins l’avis de Leyla Dakhli, chercheuse au CNRS qui avait consacré un article sur “l’univers impitoyable des experts de l’islam” dans la Revue du crieur. Pour elle, Gilles Kepel, malgré “sa légitimité scientifique”, s’inscrirait plutôt dans “une logique éditorialiste très forte” : “Il a un discours qui tend à délégitimer les sciences des autres (…). On va vers une radicalisation de la question de l’islam, en en faisant un problème en soi.” Elle pense Gilles Kepel “sincère” : “Il se sent incompris tout en refusant d’expliciter ses désaccords avec les autres. Cela conduit à une approche paranoïaque du monde.”
Même discours chez Vincent Geisser, chercheur au CNRS et auteur de La Nouvelle Islamophobie, en 2003. S’il estime que Kepel “a produit des travaux de référence”, il considère également qu’“il a abandonné une certaine rigueur scientifique – on ne connaît jamais ses dispositifs d’enquête – pour tomber dans un discours essentialiste basé sur l’émotion et la fascination du jihadisme”.
“Kepel islamise tous les jeunes qui viennent de l’immigration”
Un avis partagé par Olivier Roy, pour qui “Kepel islamise tous les jeunes qui viennent de l’immigration”. Selon Vincent Geisser, en tout cas, en multipliant les apparitions médiatiques, Gilles Kepel – “tout comme ses pourfendeurs !” – “répond à la peur de la marginalisation de son discours, car la parole des universitaires est moins centrale de nos jours”.
Le principal intéressé est d’accord : “Notre voix n’a pas d’importance dans le débat public. Elle a été méprisée pendant ce quinquennat.” Il connaît pourtant plusieurs politiques, “de droite ou de gauche”, sans pour autant “être le conseiller d’un candidat” – d’autres parlent d’un “grand séducteur qui a toujours voulu être le conseiller du prince”.
Pascal Buresi ajoute : “Ce n’est plus un chercheur depuis longtemps, mais un politique.” Trotskyste “dans (sa) jeunesse”, il a voté Hollande en 2012, le regrette aujourd’hui. Mais c’est Bernard Cazeneuve qu’il s’apprête à rejoindre pour le débat. Le savant et le politique : tout un programme. A la sortie, ses livres se vendent bien.
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