Ils s’appellent Virgile Deville, Pia Mancini et Santiago Siri. En Argentine, via le Partido de la red, tous trois ont créé le logiciel DemocracyOS. Rencontre avec des activistes dont l’initiative prend une dimension mondiale.
Une quarantaine de garçons à lunettes et une poignée de filles tapotent sur leurs ordinateurs. Répartis en petits groupes au quatrième étage du Numa, l’antre du numérique parisien, ils discutent et bidouillent des lignes de code entre deux Petit écolier au chocolat.
L’objectif du jour : améliorer le logiciel DemocracyOS, une plate-forme open source qui permet de débattre et voter en ligne. C’est Virgile Deville, 25 ans, doté d’une bonne humeur inébranlable, qui coorganise le hackathon Open Democracy Now!
Un nouveau souffle pour la démocratie
“Il y a là des assos qui travaillent sur la démocratie participative, des gens d’Etalab, les services numériques du gouvernement, mais aussi des programmeurs mexicains, américains, marocains… et plein de curieux de 20 à 70 ans”, énumère-t-il dans un sourire, pas peu fier. La veille, 150 personnes sont venues écouter comment utiliser internet pour améliorer la démocratie. Après tout, si on utilise le web pour s’acheter des chaussures, voyager, travailler et checker la météo, pourquoi on ne s’en servirait pas pour la politique ?
C’est le pari d’un trio qui compte révolutionner la démocratie grâce à internet. Ils n’avaient pas 30 ans quand leurs idées ont commencé à faire valser les urnes poussiéreuses et la pantouflocratie parlementaire : les Argentins Santiago Siri et Pia Mancini et le Français Virgile Deville redonnent du souffle à la politique et une place de choix aux citoyens dans tous les débats. L’épiphanie politico-numérique de Virgile Deville a lieu à Buenos Aires.
![Virgile_Deville horizontal](http://www.lesinrocks.com/wp-content/thumbnails/uploads/2016/01/virgile_deville-horizontal-tt-width-800-height-534-lazyload-0-fill-0-crop-0-bgcolor-FFFFFF.jpg)
Fils d’un véto reconverti dans la biochimie et d’une juriste, le Lyonnais fait ses études à HEC Montréal. Un échange universitaire le conduit dans la capitale argentine. Il tombe amoureux de la ville, mais surtout d’une jolie brune. En 2013, une fois le diplôme canadien en poche, Virgile rejoint Mariana, et se fait engager dans une agence de pub porteña. Curieux sans être militant, Virgile observe de loin le climat politique argentin.
Rencontre au tennis-club
Un jour, son collègue Moe (“comme dans Les Simpson”, s’amuse le Français) lui présente un couple de copains qui viennent de lancer “le parti d’internet” – “el Partido de la red” en VO. “Moe me décrit des alters un peu fous qui veulent révolutionner le système, j’imagine des militants radicaux un peu zadistes, se souvient Virgile. Et là, on arrive pour déjeuner dans un club de tennis ultrahuppé, avec dorures et moulures au plafond.”
Exit la caricature des dreadlockés en sarouel, Virgile se retrouve face à un duo charismatique pas encore trentenaire. Moe, désormais installé aux Etats-Unis, en rit encore : “Je connais Pia depuis le collège et Santi est un ami. Je pensais qu’ils s’entendraient bien avec Virgile ; en fait ça a été un coup de foudre !”
Le créa rigelo et la stratège réaliste
Le couple est passionnant. Santiago Siri est développeur. Il a créé son premier jeu vidéo à 18 ans, un genre de Fifa où on peut acheter les arbitres et taper sur les joueurs : “Tout le folklore du foot argentin en un seul jeu”, rigole-t-il. Côté politique, Santi est atteint de “fièvre rouge” à l’adolescence, ambiance Manifeste du parti communiste et posters de Che Guevara. Son père l’envoie un mois à Cuba. Douche froide. “L’année d’après, j’achetais des actions à la bourse de Wall Street”, se rappelle l’entrepreneur.
Pia Mancini, est politologue. Elle a travaillé pour des think tanks, plusieurs ONG et la municipalité de Buenos Aires. Ils ont longtemps été copains avant de tomber amoureux (“Off the record, j’ai monté le Partido de la red pour qu’on puisse enfin conclure !”, confie Santi dans un fou rire). Le technicien dingue et la première de la classe. Le créa rigolo et la stratège réaliste. Virgile est déjà sous le charme quand Pia lui explique l’idée derrière le Partido de la red.
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“Nous sommes des citoyens du XXIe siècle qui essayons de faire fonctionner des institutions vieilles de deux cents ans avec une technologie d’information, l’imprimerie, qui date du XVe siècle !”, s’indigne-t-elle. On est face à une crise de la représentation politique à l’heure même où les citoyens sont de plus en plus poussés à se représenter eux-mêmes. La solution est simple : permettre un dialogue ouvert à tous sur internet.
“On fait confiance à des institutions arbitraires – la monnaie, le gouvernement… –, pourquoi pas aux nouvelles technologies ? Ces vingt dernières années, internet a modifié de fond en comble nos comportements de consommation et notre façon de communiquer. Dans les vingt prochaines années, internet va modifier nos institutions”, prédit Santiago.
Un outil ludique permettant de débattre
Dans cette nouvelle démocratie, on vote au cas par cas et on peut transférer son vote à quelqu’un qu’on estime plus compétent. Surtout, n’importe quel citoyen peut proposer une consultation. Pour accompagner cette vision, le Porteño crée un logiciel gratuit en open source, DemocracyOS. Un outil ludique qui permet de débattre des lois en faisant remonter les meilleurs commentaires, un peu comme Reddit.
Virgile assiste aux réunions “Alcool, narcotiques, politique et technologie” du vendredi, où des dizaines de nouveaux militants discutent et s’organisent. L’Argentin et le Français se finissent dans les rades du quartier de Palermo, et tentent de se retrouver le lendemain pour jouer au foot. Une amitié est née.
On a fait construite un cheval de Troie qu’on baladait partout dans Buenos Aires
Pia et Santi se lancent un défi : et si le Partido de la red remportait un siège de député au parlement de Buenos Aires à l’élection locale d’octobre 2013 ? Le député serait un genre de cheval de Troie qui voterait en fonction du résultat des consultations citoyennes sur DemocracyOS. Le législateur devient un proxy. Sans un sou, les militants lancent la campagne.
“On a fait des vidéos où on parodiait les spots télé des politiques des années 90, raconte Sacha Lifszyc, développeur et militant. Et, surtout, on a fait construire un cheval de Troie XXL, tout en bois, qu’on baladait partout dans la ville avant de le poster devant le parlement de Buenos Aires !” Le cheval de Troie marque les esprits, même si le message est plus difficile à saisir. “Les électeurs ont pu penser qu’on n’était qu’un parti technologique, explique le militant Martín Volpe. Aujourd’hui, avec la pratique des réseaux sociaux, notre idée de débat en ligne est plus facile à faire passer.”
Une entité politique et une fondation
Avec seulement deux mois d’existence officielle, le Partido de la red engrange 22 000 votes (1,2 % des suffrages). Pas de siège pour cette fois, mais le parlement décide d’utiliser DemocracyOS pour des lois sur le travail des infirmières et des “cuidacoches”, les gens qui surveillent les voitures dans la rue.
Fin 2013, le Partido de la red se divise en deux : d’un côté l’entité politique, de l’autre la fondation qui développe DemocracyOS. Bientôt, le gouvernement fédéral mexicain s’empare du logiciel pour consulter les citoyens sur une loi numérique. Idem au Brésil, où l’ex-candidate à la présidentielle, Marina Silva, consulte ses partisans via DemocracyOS.
Invités au Forum économique de Davos
“Un matin, on a reçu un mail d’un de nos développeurs avec un lien vers un site tunisien : une ONG avait traduit DemocracyOS en arabe et en français pour discuter de la nouvelle constitution !”, s’enthousiasme encore Santi. Plus fort : Pia est contactée pour donner une conférence au TEDGlobal 2014 de Rio. “J’étais morte de trouille, j’ai dû passer une endoscopie trois jours avant”, dit-elle. La vidéo (“Comment mettre à jour la démocratie à l’ère d’internet ?”) engrange plus d’un million de vues. Les amoureux sont invités partout dans le monde, y compris au Forum économique de Davos, où ils picolent à côté de Mick Jagger.
![pia horizontal](http://www.lesinrocks.com/wp-content/thumbnails/uploads/2016/01/pia-horizontal-tt-width-800-height-534-lazyload-0-fill-0-crop-0-bgcolor-FFFFFF.jpg)
De retour à Buenos Aires, Santiago veut pérenniser le parti. Selon la loi locale, pour que le parti devienne permanent il faut 4 000 “afiliaciones”, des adhésions uniques. “C’est là où des types mal intentionnés ont infiltré le parti”, raconte-t-il. Chantage, extorsion, menaces… “On voulait que je corrompe une juge pour obtenir des adhésions ! J’avais l’impression d’avoir les agents de Matrix en face de moi !” Aujourd’hui, le Partido de la red compte 2 000 adhésions. Il lui en faut le double pour pouvoir se présenter aux législatives de 2017.
Déménagement à Los Angeles
Convaincu que “la politique est un jeu pour vaniteux”, Santiago laisse la main pour se concentrer sur la fondation. Il postule alors à Y Combinator, l’incubateur de la Silicon Valley qui a vu naître Dropbox et Airbnb. “L’interview a duré dix minutes montre en main, il y avait cinq cents autres candidats derrière, raconte Pia. Pour la première fois, ils ont fait adhérer une organisation à but non lucratif !”
Le couple laisse le parti et la fondation à Buenos Aires, direction San Francisco. Installé dans une petite maison du quartier Sunset – “le moins cher” –, le duo a ouvert la fondation américaine Democracy Earth. Santiago programme de nouveaux outils pour consolider le débat en ligne (notamment pour certifier l’identité du votant avec le protocole blockchain déjà utilisé par Bitcoin), pendant que Pia cherche des financements.
Débat autour de la COP21
“Si on est un milliard à dire sur la même plate-forme qu’on veut abolir la peine de mort, et que l’identité des signataires est vérifiée, ça prend tout de suite une autre ampleur !”, estime Santi, qui veut raser les vieux Etats-nation pour créer un Etat-internet. Enthousiasmés par leur nouvelle vie californienne (“C’est génial, c’est exactement comme dans la série Silicon Valley !”), les deux amoureux ont mis au monde une petite Américaine, Roma.
De retour en France, Virgile monte l’antenne française de DemocracyOS. En guise de premier test, il s’associe avec une doctorante en sciences politiques pour débattre sur le texte de la COP21. Quarante pays participent, 1000 personnes votent en ligne. “On n’est pas mécontents”, note Virgile. Pia et Santi l’applaudissent, heureux que le copain français soit leur ambassadeur en Europe.
Une collaboration avec la mairie de Nanterre
“Il a une énergie à déplacer des montagnes”, dit Pia. “L’intérêt des Français pour la civic tech et l’open data est impressionnant ! Même le gouvernement a créé plein d’outils”, s’emballe l’Argentin Martín Volpe, de passage à Paris. Alors que se profile la présidentielle, Virgile reçoit des mails de curieux qui veulent utiliser DemocracyOS pour les primaires à gauche et à droite. Il répond toujours la même chose : le code est libre et accessible à tous.
Lui-même est plutôt proche de Laprimaire.org, un site où on peut choisir “son” candidat indépendamment des lignes partisanes. Mais avant de viser l’Elysée, DemocracyOS France travaille avec la Mairie de Nanterre. L’idée : créer une plate-forme de consultation plus efficace et plus ouverte que les conseils de quartier. En octobre, il participait à Nanterre Digital, un autre hackathon avec des acteurs de la civic tech. “On n’a toujours pas de business model et je suis officiellement au chômage, admet Virgile en riant. Mais c’est en travaillant sur des outils libres, gratuits et transparents qu’on fait avancer la démocratie.” Fauché, mais le poing levé.