Les vidéos montrant des personnes racisées victimes de violences policières permettent de dénoncer des agissements insupportables. Mais, devenues virales, ne proposent-elles pas une mise en spectacle ambiguë et malaisante de ces actes meurtriers ?
Plaqué au sol, là, sur le bord de la route, derrière une voiture, il ne “pouvait pas respirer”. Le 25 mai 2020, George Floyd, décédait lors d’un contrôle de police à Minneapolis (Minnesota) après avoir été mis à terre, menotté, et avoir subi, sur son cou, la pression du genou d’un policier pendant plus de huit minutes.
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Huit minutes de souffrance qui ont été immortalisées par une passante munie de son téléphone et dont les images ont fait le tour des journaux télévisés et des réseaux sociaux du monde entier. Partout, des manifestations ont éclaté pour réclamer justice pour cet homme de 46 ans, et dénoncer les violences policières et le racisme.
Pas de mobilisation massie pour Cédric Chouviat
Quelques mois plus tôt, à Paris, Cédric Chouviat, 42 ans, mourrait à la suite de ce qui aurait dû être un banal contrôle routier. Lui aussi plaqué au sol sur le ventre par trois policiers, il a été victime d’un malaise cardiaque avant de décéder deux jours plus tard des suites d’une asphyxie avec “une fracture du larynx”. Là encore, les images de sa mise à mort, presque en direct, avaient largement été relayées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Sans pour autant qu’elles ne déclenchent de mobilisation massive.
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En marge des luttes contre les violences policières, la multiplication des vidéos de ces brutalités et leur diffusion interrogent. Des voix s’élèvent pour dénoncer une martyrisation des corps de personnes racisées, une forme de double peine pour les corps non-blancs qui consiste à devoir subir le risque de ces violences, mais aussi les images de celles et ceux qui ont été tué·es. Quel poids ces images portent-elles ? En quoi perpétuent-elles une forme de racisme ? Quel rapport a-t-on à ce corps violenté ?
Si l’existence d’une preuve filmée est bien sûr déterminante, la diffusion de ces agonies, sans floutage ni avertissement, participerait à une forme de terreur au sein des communautés minorées. Le rapport à ces événements sera différent selon le regard qui se pose dessus. Et ses conséquences psychologiques aussi.
“L’œil blanc s’est habitué à voir le corps noir mourir” – Rokhaya Diallo
“Quand j’ai vu les images de la mort de George Floyd, je n’ai pu m’empêcher de me mettre à la place d’un adolescent noir voyant cette vidéo tourner en boucle toute la journée. On ne peut pas le laisser penser que la mort d’une personne qui lui ressemble est une histoire banale”, insiste la journaliste, autrice (Ne reste pas à ta place !, Marabout, 2019) et réalisatrice Rokhaya Diallo. Pour elle, la grande diffusion de ces scènes dans les médias s’explique avant tout par “un problème de sensibilité” : “l’œil blanc s’est habitué à voir le corps noir mourir”.
Une forme de continuité des ères esclavagiste et coloniale
L’histoire de la représentation du corps racisé est étroitement liée à celle de la violence. Aux Etats-Unis, comme au Brésil ou en Afrique du Sud, l’horreur a (trop) été longtemps glorifiée. Au début du XXe siècle, les photographies de lynchages des Noir·es étaient régulièrement imprimées sur des cartes postales et vendues dans les centres-villes. On y voit des corps ensanglantés, mutilés, pendus, face à une foule ravie du spectacle. Une forme de divertissement pour les Blanc·hes, un régime de terreur pour les Noirs.
Pour Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférences en études françaises à l’université Carnegie-Mellon (Pennsylvanie) et réalisatrice du documentaire Mariannes noires (2016), les vidéos de souffrances de corps racisés à la suite de contrôles de police s’inscrit dans une forme de continuité des ères esclavagiste et coloniale.
“On retrouve ici les trois grands points du lynchage que sont : la terreur, l’humiliation, et la blessure du corps et de l’âme”, analyse-t-elle. “La majorité des violences policières, en France, ont lieu suite à un contrôle d’identité qui cible en majorité des hommes d’apparence noire ou maghrébine. Ces corps sont, d’un point de vue politique, chargés : il y a une raison pour laquelle les forces de l’ordre s’en approchent.” C’est là tout le paradoxe : même filmé·es, les violences et le racisme dont elles découlent pourront toujours être remis·es en doute, voire carrément nié·es.
Une “mort-kilomètres”
Régulièrement, les clichés de personnes décédées (guerres, famines, catastrophes naturelles) en Afrique ou au Moyen-Orient, bouleversent l’Occident. En 2010, la photographie du corps inerte d’une jeune Haïtienne tuée dans le tremblement de terre avait d’abord été primée avant de susciter une polémique.
Cinq ans plus tard, celle du petit Aylan Kurdi fait le tour du monde. Elle représente le corps sans vie allongé sur une plage de Bodrum en Turquie, le visage contre le sable de l’enfant de 3 ans. Et qui devenait le symbole de la crise migratoire en Europe. “En France, on a par exemple très vite mis un terme aux images de l’intérieur du Bataclan qui commençaient à circuler car cela était insupportable à voir. A juste titre. Pourquoi la mort des personnes racisées est-elle alors moins importante ?”, interroge Rokhaya Diallo.
Sadreddine Arezki, auteur et critique de photographie avance l’idée d’une “mort-kilomètres”. Autrement dit, nous serions plus enclin·es à commenter et partager des images de décès lorsqu’ils se produisent à des milliers de kilomètres plutôt que lorsqu’ils se passent chez nous. “C’est étonnant d’ailleurs de voir combien la vidéo de la mise à mort de George Floyd a suscité autant d’indignation et de mobilisation dans le monde entier, alors qu’en France, il y a déjà eu, auparavant, des interpellations policières ultra-violentes filmées”, souligne-t-il.
“On n’a pas besoin de voir une personne agoniser pendant huit minutes pour savoir qu’elle a mal” – Mame-Fatou Niang
Au JT de France 2, Cédric Chouviat fut présenté comme “agressif” et ayant un “échange virulent”. Comme le reflet d’un imaginaire colonial dans lequel le corps racisé est menaçant, inquiétant ou violent. Tandis que la mort de George Floyd a été qualifiée, sans hésitation, de “révoltante”
Si, en 2020, la circulation des images est difficilement contrôlable, elle échappe de ce fait à une forme de censure. Une question reste alors en suspens : a-t-on besoin de ces images d’une rare violence pour relancer le débat public ? “Depuis des décennies les personnes racisées victimes de violences policières dénoncent ces agissements, martèle Rokhaya Diallo. Mais la parole d’une personne minoritaire n’est pas forcément crédible…”
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La chercheuse Mame-Fatou Niang dénonce, elle, l’existence d’un “trauma porn”, une consommation problématique de la violence telle qu’elle est exercée sur le corps de l’autre. “On n’a pas besoin d’écouter, de voir une personne agoniser pendant huit minutes pour savoir qu’elle a mal. On n’a pas besoin de voir un homme de 20 ans se prendre une matraque dans l’anus (l’affaire Théo Luhaka en 2017 – ndlr) pour savoir qu’il a mal. Comme on n’a pas besoin de voir un Gilet jaune se prendre un LBD dans les yeux pour savoir qu’il a mal…”
“Aucune image ne pourra changer fondamentalement le cours des choses à brève échéance”, tranche Sadreddine Arezki qui ajoute : “La lutte continue !”
Les visages de George Floyd, comme ceux de Cédric Chouviat, ou Théo Luhaka auraient dû être floutés par les rédactions. “Le véritable universalisme c’est de dire : quel dénominateur commun nous partageons tous ? Celui d’être humain et de pouvoir penser l’indicible”, conclut Mame-Fatou Niang.
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