Le goût d’Emmanuel Todd pour la provocation le conduit à des passages en force théoriques qu’il est difficile de prendre tout à fait au sérieux.
Une semaine après la publication en fanfare du livre d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, paraissait discrètement chez Verdier un beau petit livre jaune, tissé de doutes et de contradictions, admirablement écrit : Prendre dates, sous-titré “Paris, 6 janvier-14 janvier 2015”. Deux auteurs : Patrick Boucheron, historien, et Mathieu Riboulet, écrivain et cinéaste. En date du 11 janvier, après avoir regretté que de tels rassemblements n’aient pas eu lieu dès 2012, au moment de l’affaire Merah, ils écrivent : “Evidemment, on se dit le soir même qu’il faudra regarder les chiffres de plus près, comme une carte de résultats électoraux, histoire de confirmer qu’on n’a pas rêvé et qu’à Clermont-Ferrand, agglomération de 470 000 habitants, ils étaient 10 000 de plus que dans les rues de Marseille, troisième ville de France avec 1 700 000 habitants dans l’agglomération. Mais on savait déjà ça. Sans doute un homme de l’art géographique et statistique a-t-il déjà dressé une de ces cartes dont les échelles de couleur sont à elles seules autant de coups de poing, où apparaissent soudain, renvoyant au néant toute forme de commentaire, des recoupements cruels (revenu moyen par habitant, résultats du FN, catégories socioprofessionnelles, pratiques religieuses, participation aux rassemblements d’aujourd’hui…). Ni pour juger, ni pour condamner, simplement pour savoir.”
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Transformer une foule sonnée, triste, inquiète et pas si dupe en une masse forcément “islamophobe”
Comme on le sait aujourd’hui, cet “homme de l’art géographique et statistique” n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Il a jugé et condamné d’importance, et il n’est pas absolument certain que notre pleine compréhension de l’événement sorte renforcée de sa lecture, tant le goût de Todd pour la provocation le conduit à des passages en force théoriques qu’il est difficile de prendre tout à fait au sérieux. Quand il explique, par exemple, que l’islam est devenu le bouc émissaire d’une France déchristianisée, ce qui permet, selon lui, “de comprendre la mobilisation de millions de laïcs défilant derrière leur président catholique zombie pour défendre le droit absolu à caricaturer Mahomet, figure religieuse respectée par au plus 5 % des habitants du pays, parmi les plus faibles et les plus fragiles”. Il s’agissait évidemment, cher Emmanuel, de défendre le droit absolu, oui, à ne pas être assassiné, lors d’une exécution collective inédite dans l’histoire de la presse, pour avoir fait des petits dessins dans les coins, ou simplement participé à un journal devenu si fragile que personne n’était obligé de subir le moins du monde ses outrances et blasphèmes. On ne massacre pas les gens pour cela, voilà ce qui a été affirmé le 11 janvier. Et on ne les massacre pas non plus parce qu’ils sont juifs et qu’ils font leurs courses dans un magasin communautaire, nous sommes bien d’accord. C’est la grande faiblesse du livre, cette façon, à la fois désinvolte et autoritaire, de transformer une foule sonnée, triste, inquiète et pas si dupe en une masse forcément “islamophobe”. Ça ne passe pas, c’est trop gros pour que ça passe.
En revanche, et c’est tout l’intérêt de sa rencontre avec nos jeunes confrères du Bondy Blog, à la fois troublés par ses analyses et rétifs à les admettre en bloc, comme beaucoup d’entre nous, Todd est beaucoup plus convaincant quand il montre comment le PS de Hollande et Valls a fini par intégrer pleinement la valeur d’inégalité et se désintéresser du destin social des jeunes issus de l’immigration. Et qu’il ne tient aucune des promesses faites à cette frange pourtant très fidèle de son électorat. Quand la phobie du religieux, puisque nous vivons dans ce pays étrange où des gens “de gauche” pensent sérieusement qu’il faut interdire à des mères voilées de participer à des sorties scolaires, s’accompagne du reniement cynique et renouvelé des promesses électorales de simple justice (l’affaire des contrôles d’identité, le running gag du droit de vote des étrangers aux élections locales), il n’est pas mauvais qu’un intellectuel audacieux, d’un impeccable courage sous Sarkozy, rappelle à la gauche de gouvernement qu’elle n’en finit plus de renoncer à elle-même.
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