A Al-Qayyarah, ville irakienne libérée de l’Etat islamique en août 2016, se trouve l’une des seules maternités de la région pratiquant la césarienne. Le personnel soignant raconte son quotidien et les heures sombres passées sous l’occupation jihadiste. Reportage.
En cette matinée du mois de mars, le long de la route d’accès à Qayyarah, les graffitis de propagande pro-Daech sont recouverts d’une peinture vert d’eau par une poignée d’hommes. Il y a sept mois, cette ville nichée sur la rive ouest du Tigre, à soixante kilomètres au sud de Mossoul, était reprise par les forces armées irakiennes. Depuis, les habitants cohabitent avec les nuages de fumée des puits de pétrole enflammés par les combattants de l’Etat islamique (EI) juste avant la déroute.
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Dans cet environnement toxique, se détache la silhouette d’un bâtiment de trois étages. Les fenêtres sont encadrées de rouge et, tel un puzzle inachevé, quelques plaques de tôle grise sont tombées. C’est l’hôpital de Qayyarah, un édifice flambant neuf occupé par les soldats de Daech lors de la prise de la ville en juin 2014. Les étages ont été soufflés par les bombes. Moins de deux semaines après la libération, la réhabilitation du rez-de-chaussée était lancée pour inaugurer, fin octobre, une maternité. Depuis, une dizaine d’enfants y naissent chaque jour.
En salle d’accouchement, Maryam Ahmed Nayf, 20 ans, est plongée dans un sommeil artificiel. Une équipe de sept personnes s’active autour d’elle au rythme des “bip bip” de l’appareil d’anesthésie. La docteure Eman Norri, foulard bordeaux sur les cheveux, découvre le corps de la patiente puis asperge son ventre d’un liquide antiseptique rouge. Coupure de courant : les néons au plafond s’éteignent quelques minutes mais les “bip bip” persistent. Impassible, Eman Norri attrape un bistouri pour inciser le bas du ventre. Elle en extrait un bébé. “C’est un garçon”, lâche-t-elle joyeusement, tout en le tapotant. Le nouveau-né rejoint la pièce voisine, une pouponnière chauffée à 37,6 degrés. La docteure ressort de la salle d’opération tout en se débarrassant de sa tunique bleue.
“On accouche par césarienne deux fois sur dix. Ce sont pour la plupart les femmes des camps de déplacés qui en ont besoin parce qu’elles sont souvent sous-alimentées, ont marché de longues heures et encaissé des chocs psychologiques. Le bébé arrive souvent par le siège”, résume cette obstétricienne de 45 ans, tout en remplissant le registre des naissances.
A l’entrée de la salle d’accouchement, une femme aux traits tirés par la fatigue se plie en deux. Sarah Mohamed, 21 ans, n’est pas encore tout à fait à terme mais le travail s’est enclenché prématurément. Il y a trois jours, elle a fui Mossoul à pied. “J’ai marché pendant seize heures”, indique-t-elle. Désormais logée sous une tente dans un camp de déplacés, elle est venue en taxi jusqu’ici.
Derrière ce projet, il y a Waha, jeune ONG française
Dans un rayon de plus de 200 kilomètres, de Tikrit à Mossoul, on vient de toute la région pour accoucher à Qayyarah. C’est l’un des rares hôpitaux à pratiquer les césariennes. Derrière ce projet, il y a Waha, jeune ONG française relativement méconnue. Il s’agit pourtant de l’une des seules à s’être spécialisée dans la santé reproductive des femmes. Le chirurgien Sinan Khaddaj, un ancien de Médecins sans frontières, l’a fondée en 2009.
Basée à l’origine en Afrique pour soigner notamment les fistules, Waha s’est déployée, avec la crise migratoire, le long de la route des Balkans, jusqu’à atteindre l’Irak en janvier 2016. Depuis le début de l’année, le budget s’élève à 4,5 millions d’euros, financé principalement par le Fonds des Nations unies pour la population, l’Organisation mondiale de la santé et la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères. Aujourd’hui, l’ONG emploie près de 450 Irakiens et s’est forgée une solide réputation de “frontliners”.
A l’hôpital d’Al-Qayyarah, la plupart des 120 employés travaillaient encore il y a quelques mois pour le compte du “ministère de la Santé” de l’EI. C’est le cas de Maryam Nazar. Cette jeune femme de 25 ans à la chevelure enveloppée dans un voile orange partage ses semaines entre la maternité et Mossoul, où elle vit avec sa famille dans une maison à moitié détruite par un mortier. Le 10 juin 2014, lorsque sa ville tombait aux mains des jihadistes, elle finissait ses études.
“Au début, ils étaient plutôt flexibles. Puis, en septembre, ils ont imposé le port du niqab. Dès octobre, on avait l’interdiction de sortir dans la rue sans être accompagnée par un ‘mahram’, un homme de notre famille”, détaille la jeune praticienne.
Au niqab s’ajoute un voile pour dissimuler le regard, une sorte de robe noire très ample, des gants et des chaussettes noires. C’est dans cet accoutrement que la jeune docteure fait ses premiers pas dans un hôpital mixte de Mossoul. Elle y découvre le système de santé instauré par l’EI : “C’était gratuit pour les familles de Daech et les autres devaient payer. On manquait d’équipements, de médicaments, de tout…”, se désole-t-elle.
Le jour de la libération, “avec mes sœurs, on a brûlé nos niqabs”
Shahad Muthanah, une infirmière de 26 ans arborant une longue tunique léopard, a aussi exercé sous l’EI dans un hôpital obstétrique de la rive ouest. Son père étant décédé et n’étant pas mariée, elle devait chaque jour traverser le Tigre et braver l’interdit pour rejoindre son domicile. “Je n’avais aucun ‘mahram’ pour m’accompagner sur le chemin du travail. J’avais une ruse : monter à l’avant d’un taxi pour faire croire qu’il s’agissait de mon mari.” A l’hôpital, elle voyait passer beaucoup de femmes de soldats étrangers. “Des Françaises, des Turques, des Russes, énumère-t-elle. Une Américaine prénommée Sabira s’occupait d’elles. Moi, j’évitais de les soigner de peur d’avoir des ennuis.”
Un jour, dans la rue, elle sort avec des chaussures rouges sous ses voiles de corbeau. Une policière de la Diwan Al-Hisba, en patrouille pour veiller au respect des règles islamistes, l’interpelle violemment. “J’ai dû payer une amende de 50 000 dinars (environ 39 euros – ndlr).” En janvier, son quartier est libéré. Shahad Muthanah fuit vers Erbil, la capitale de la région semi-autonome du Kurdistan irakien, à 80 kilomètres plus à l’est. “Une fois là-bas, j’ai respiré”, décrit la jeune femme, qui alterne désormais chaque semaine entre Erbil et Qayyarah. Pour la docteure Maryam Nazar, le jour de la libération reste aussi un souvenir fort : “Avec mes sœurs, on a brûlé nos niqabs.”
Dans une chambre, une jeune mère est allongée sous une couette à fleurs. A ses côtés, un petit paquet blanc d’où émerge le visage d’un nouveau-né. Dans la nuit, Afrah Muksin, 24 ans, a donné naissance par césarienne à cette petite fille, son quatrième enfant. “Sous l’EI, cela nous aurait coûté une fortune”, lance sa belle-sœur, debout près du lit. La docteure Maryam Nazar renchérit :
“L’EI a tarifé tous les soins. Une césarienne se facturait 75 000 dinars (environ 59 euros). Avant ça, il fallait s’acquitter d’un droit d’entrée de 2 000 dinars (1,57 euro) et 5 000 autres (3,92 euros) pour avoir un lit. Au début, les gens avaient les moyens, mais au fur et à mesure ce n’était plus possible parce qu’il n’y avait plus de travail.”
Aujourd’hui, la jeune praticienne se dit “fière” de travailler à Qayyarah, un poste qu’elle a obtenu par le bouche à oreille. “C’est presque de l’humanitaire car les femmes ont beaucoup souffert sous Daech.” Comme le reste du personnel, elle ne touche plus aucun salaire du ministère de la Santé depuis des mois. Mais elle reçoit de Waha une indemnité de 1 600 euros.
Comme un air de chasse aux sorcières
Un peu plus loin, dans le couloir, une autre jeune femme, Zahraa Ali, 22 ans, se repose. Originaire de la campagne avoisinante, elle est arrivée il y a quelques heures avec de forts saignements. “C’est une fausse couche”, précise la docteure tout en enfilant des gants pour l’ausculter. “Sous Daech, un curetage était facturé 25 000 dinars irakiens (environ 20 euros)« .
Assise à califourchon sur le lit d’en face, Nazha, la mère de Zahraa Ali, raconte qu’elles viennent d’un village où les femmes portent traditionnellement le niqab. “Mais avec le regard découvert, glisse-t-elle, puis ajoute : Maintenant que Daech est parti, on n’ose plus le mettre pour passer les check-points sur la route. On nous prendrait pour des membres de Daech.”
Dans les territoires déchus de l’EI, il y a comme un air de chasse aux sorcières. A l’entrée de la ville, accroché au pont qui enjambe le Tigre, le corps d’un ancien soldat de Daech flotte depuis des mois dans la plus grande indifférence. “Aux urgences, il arrive que des soldats de Daech se fassent passer pour des civils”, avance Miriam Ali Hussen, 55 ans, l’infirmière en chef. Originaire de Qayyarah, elle a longtemps travaillé au centre de santé local. Elle avait suivi avec intérêt la construction de l’hôpital, le premier de la ville. Armée d’une lampe de poche, elle monte à l’étage supérieur. Tout est sombre, les murs sont éventrés, des fils et des canalisations pendent du plafond. Miriam Ali Hussen montre avec lassitude une horloge toujours enveloppée dans son plastique et arrêtée à 18 h 40.
“Tout était neuf ici”, insiste-t-elle, avant d’ouvrir une porte coulissante. “C’était un théâtre d’opération mais ils ont détruit tous les équipements en partant.” Quelques larmes coulent le long de ses joues. “Il y a eu beaucoup de souffrance”, lâche-t-elle avant de s’asseoir sur une colonne de béton échouée au sol. La pièce est lumineuse. Un pan du mur a été arraché.
“C’est dangereux de venir travailler ici. Qayyarah reste instable. Une femme peut arriver à la maternité, se faire passer pour enceinte et dissimuler une ceinture explosive, résume-t-elle. Je n’ai pas le choix, je dois continuer à vivre”.
Par le trou du mur, on aperçoit l’entrée de l’hôpital. Six gardes sont en poste, mais il n’y a aucune fouille. Tout se fait au faciès.
Elle aimerait appeler son fils Nour :“Ça veut dire lumière”
De retour dans les chambres du rez-de-chaussée, Maryam Ahmed Nayf émerge péniblement de son anesthésie. Elle ne peut contenir quelques cris de douleur et se cramponne à sa mère, voilée de noir. La gynécologue Eman Norri vient la saluer. “Alors, vous avez choisi le prénom ?”, lance-t-elle. La mère répond par la négative : “C’est le choix du mari.” Eman Norri ironise : “C’est la femme qui porte le bébé pendant neuf mois mais c’est à l’époux de choisir le prénom !” Ce dernier, qui attend sagement à l’entrée de l’hôpital, a appris la bonne nouvelle par téléphone. Sa femme lui a donné un fils. “Il est aux anges”, sourit la grand-mère.
Dans la chambre voisine, Afrah Muksin, la jeune femme de 24 ans, discute des prénoms. Encore une fois, l’homme aura le dernier mot. Mais elle aimerait bien l’appeler Nour :“Ça veut dire lumière.”
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