La photographe anglaise Kamila K. Stanley a mis en images la ville de Rio après les JO en août 2016. Elle en a fait Fantasmas, un livre de photographies entre effervescence et rébellion de la jeunesse brésilienne, mettant en contraste la folie du carnaval et les fantômes délabrés des stades olympiens.
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Le Brésil. La chaleur du carnaval, des paillettes, de la musique qui martèle les pavés. Des visages fiers, amusés, sérieux, extatiques mais jamais fatigués : la jeunesse de Rio en fête et inépuisable. En toile de fond, les murs blancs et la peinture décrépie des stades olympiques abandonnés. Leur grandeur morne devient relative face à l’énergie pure et protestataire du carnaval. Ce paradoxe visuel est l’essence même de la ville depuis que la jeunesse se confronte jour après jour aux conséquences économiques des Jeux Olympiques.
C’est cette dualité que la photographe Kamila K. Stanley confronte en images dans son livre Fantasmas. Elle découvre sa passion pour la photographie à Rio : c’est lors d’un échange étudiant au Brésil il y a cinq ans qu’elle décide de faire de la photographie son métier. Là-bas, elle rencontre d’autres personnes de son âge, qu’elle promet de revenir voir quand vient l’heure pour elle de repartir pour Vienne, puis Lisbonne et enfin Paris. De retour à Rio en 2017, elle constate que la ville a été défigurée par les Jeux Olympiques, dans tous les sens du terme : des quartiers ont été démolis pour accueillir les méga-infrastructures de fer et de béton, et la jeunesse est lassée du climat politique houleux et des représentants inconséquents qui n’apportent aucune aide.
La photographe trouve, au cœur même de la légèreté propre au carnaval, un vent protestataire. Kamila K. Stanley comprend vite que les stades délaissés et les infrastructures délabrées mises en place pour les compétitions mondiales sont le penchant antagoniste des jeunes qu’elle côtoie. Fantasmas devient alors l’expression visuelle de la confrontation entre le gouvernement, représenté par les installations sportives fantômes, et le spectre de l’enthousiasme perdu de la nouvelle génération de Brésiliens. Rencontre.
Comment s’est passé ton retour au Brésil après cinq ans d’absence, et comment as-tu ressenti l’ambiance à Rio ?
Le changement à Rio est allé très vite en l’espace de cinq ans, surtout à cause des Jeux Olympiques et de la coupe du monde de football. Les loyers, la vie sont devenus plus chers. Pas mal de mes amis étudiants ont été obligés d’arrêter leurs études, parce que leurs universités ont fait banqueroute. Même les plus prestigieuses écoles brésiliennes ont été touchées. Le climat était assez hallucinant. Il y avait le carnaval en même temps, et c’était fou de voir le nombre de personnes qui y portaient avec elles la révolte, dans leurs déguisements, leurs masques… Il avait même des pancartes.
C’est ce qui t’a poussée à faire la série Fantasmas ?
Oui. J’ai été marquée par cette ambiance, j’ai voulu illustrer tout ça. J’ai pris des photos des stades qui ont coûté des millions mais qui sont déjà fermés au public, pleins de graffs et dont la peinture s’écaille. Le contraste avec ces stades vides et les rues pleines du carnaval m’a marqué. C’est aussi à Rio que j’ai rencontré la graphiste qui m’a aidée. Nous sommes devenues très amies mais je ne lui ai parlé du projet que plus tard, à Paris. C’est elle qui m’a poussée à en faire un livre, et pas juste une série photo pour un magazine.
Pourquoi la jeunesse brésilienne est-elle si révoltée face à la situation actuelle ? Comment cela s’est-il construit ?
Il y a cinq ans, on parlait du Brésil comme de la nouvelle puissance mondiale, comme le géant du continent… Mais les jeunes étaient déjà méfiants, il y avait même quelques manifestations parfois violentes. Les Brésiliens savaient que les finances du pays n’allaient pas bien malgré les promesses de grandeur. L’économie s’est écroulée. Les JO ont exacerbé la colère car ils ont représenté une dépense immense qui aurait pu être investie dans la culture, la santé. Ils ont mis des millions dans des stades olympiques maintenant délabrés. C’est ce qui énerve le plus, l’argent aurait pu être mieux utilisé.
Comment cela se fait-il que le gouvernement ait tout de même voulu construire ces stades ? Ont-ils consulté la population ?
Non, le gouvernement n’a pas consulté la population, et au tout départ, certains là-bas ont même peut-être été heureux d’accueillir les compétitions. Il y a cinq ans, quand j’étais à Rio, les stades se construisaient déjà et la gronde naissait, mais ce n’était pas aussi généralisé. Le Brésil est un pays fier et très patriotique : après les JO, la population s’est soudain sentie délaissée par son pays, après toutes les faillites… La célébration du carnaval est devenue une expression de colère à cause de cela, ils n’arrivaient pas à se faire entendre autrement. “Fantasmas”, en portugais, signifie “Fantômes”. C’est une référence à ces stades délabrés autant qu’à la jeunesse, devenue fantomatique aux yeux du gouvernement. On peut aussi penser au spectre de l’enthousiasme des Brésiliens, perdu dans la colère et leur volonté de se rebeller.
C’est d’ailleurs cette colère, l’énergie révoltée de Rio qui t’as poussée à publier ton livre. Que penses-tu apporter avec Fantasmas ?
J’ai auto-édité le livre, pour le publier vraiment la même année que celle où les photos étaient prises, en 2017, à peine un an après les JO. Mes collaborateurs et moi, nous avons voulu raconter l’histoire à notre manière – c’était le moyen de faire un portrait du Brésil vu de notre angle. On parle peu et pas toujours bien du Brésil ici : cette série veut montrer ses problèmes de façon plus subtile, avec très peu de textes et beaucoup de photographies. On laisse l’image parler d’elle-même, pour redonner une voix aux gens que l’on connaît.
Une sociologue brésilienne engagée, Clarice Araujo Imbuzeiro, a écrit un texte pour nous dans le livre, et nous avons travaillé avec un typographe brésilien, Álvaro Franca. Nous voulions aussi des voix “locales” dans le livre, pour qu’il soit vrai. Le texte est court : l’auteure nous l’a écrit sans qu’on ne lui ait rien dit vraiment du projet, elle avait juste les photos. Le résultat est assez poétique, il explique ce qu’est le carnaval pour le peuple brésilien, c’est à dire un moyen d’expression, et pourquoi cette année il s’est changé en outil de protestation, en une manifestation. C’est un symbole de l’expression populaire, la population ne se sent pas écoutée et ils se sont saisis de la parole à cette occasion.
Comment es-tu parvenue à saisir des photos aussi vibrantes du carnaval ? On y est vraiment plongé quand on les observe.
J’ai utilisé un petit compact argentique. Cet appareil a pas mal influencé mon travail car il passe inaperçu, ce qui m’a permis de me perdre dans le carnaval. J’étais déguisée aussi, avec les paillettes et tout ! Ainsi fondue dans la masse, mes photos sont plus authentiques que si j’avais shooté avec un gros Reflex. Dans la mise en page du livre, j’ai joué là-dessus aussi. Les images du carnaval sont en pleine page, et les photographies des stades sont cadrées et cernées de blanc, sur la page opposée. Mon livre, c’est la parole du carnaval contre la métaphore de ces stades.
Le livre Fantasmas est à retrouver ici, le travail de Kamila K Stanley ici.
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