Depuis le 25 janvier, chaque semaine, Le Canard enchaîné livre son lot de révélations qui ébranlent François Fillon. Mais comment est née cette affaire et comment marche le fameux palmipède ?
“Préfecture de police ! Cette manifestation est interdite !” Des dizaines de têtes, dont certaines casquées, se lèvent en direction du nouveau venu, qui leur intime l’ordre de se disperser. En une fraction de seconde, les mines s’éclairent cependant et se fendent d’un sourire : l’auteur de la sommation n’est autre qu’un coursier, coutumier du 173, rue Saint-Honoré, dans le Ier arrondissement de Paris, qui rejoint les rangs, fier de sa blague.
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Tous les mardis en fin d’après-midi, le même bal recommence au siège du Canard enchaîné. Que ce soit pour le compte de l’Elysée, des ministères, des partis politiques ou du Tout-Paris médiatique, des dizaines d’émissaires en scooter viennent récupérer l’hebdomadaire satirique fraîchement imprimé.
“Il y aura encore de quoi s’en mettre sous la dent, ça ne manque jamais !”
Mais ce 7 février, l’attroupement est plus dense que d’habitude. Quelques journalistes sont venus s’approvisionner directement à la source, la veille de la parution en kiosque. “J’espère qu’il n’arrivera pas en retard comme la dernière fois, s’inquiète un coursier qui livre plusieurs titres de la presse économique. Je suis attendu moi, ils me cherchent !”
En face du très chic café Verlet, où les journalistes du palmipède se réunissent régulièrement pour noyer la pression qui pèse sur leurs épaules, les livreurs n’ont que le Penelopegate à la bouche : “C’est sûr, il y aura encore de quoi s’en mettre sous la dent, ça ne manque jamais !”
L’écho politico-médiatique de cette affaire d’emplois fictifs présumés de l’épouse de François Fillon a été tel, depuis le 25 janvier (la une du 25), que les coursiers du Canard en sont devenus les héros éphémères. Sur son smartphone, Patrick montre à ses camarades le reportage d’Envoyé spécial – dans lequel on les aperçoit – diffusé le 2 février sur “l’interview oubliée” de “Penny” en 2007, dans laquelle elle affirme ne “jamais” avoir été l’assistante parlementaire de son mari.
“Ses enfants qui ont été payés plus de 3 000 euros, ça me débecte” Un coursier
Chaque semaine, ils n’en reviennent pas des révélations de l’hebdo et en dévorent la page 3 sur le siège de leur deux-roues, tant que les pages sont encore chaudes. “Ses enfants qui ont été payés plus de 3 000 euros, ça me débecte. Moi, en trente ans de métier, je ne gagne pas ça, et mon fils étudiant aimerait bien en gagner autant !”, entend-on maugréer. A l’image de l’opinion publique, l’assemblée est récalcitrante.
“On espère que Marine sera élue, comme ça elle vous interdira”
Les journalistes du Canard sortiront-ils une tête de leur forteresse assiégée pour nous livrer quelques-uns de leurs secrets de fabrication ? On nous rit au nez : “Ils ne sortent pas, ils ont peur, ils sont barricadés ici.” Ils ont leurs raisons. Depuis le 25 janvier, le téléphone du standard est en surchauffe. Des messages de félicitations, en majorité, mais aussi des insultes et des menaces. Les boîtes mail en sont saturées : “On aurait donner (sic) aux frères Kouachi l’adresse du Canard on respirait (sic) mieux”, fulmine un messager peu jouasse. “On espère que Marine sera élue, comme ça elle vous interdira”, espère un autre.
Au lendemain du bouclage du numéro du 8 février (la une du 8), Hervé Liffran, qui a signé les deux premières enquêtes sur Penny (avec Isabelle Barré et Christophe Nobili), avoue être submergé : “On a reçu des milliers de courriels, j’en suis à 800 de retard.” Alors que la tempête politico-médiatique est à son apogée, les journalistes ont aussi peu intérêt à être reconnus dans la rue qu’à révéler ce que recèlent les entrailles du journal.
Dans un café du Ve arrondissement de Paris, Claude Angeli, 86 ans, dont trente à occuper le poste de rédacteur en chef du journal, parle d’expérience. “On m’a tout fait au Canard, sauf mettre de la drogue dans ma voiture, se marre celui qui y signe encore une rubrique hebdomadaire sur la politique étrangère. Vie privée, dénonciations, écoutes, enquêtes fiscales… On nous a même traités d’espions à la solde de Moscou et du PCF !”
“Le Canard” a été intrigué par “l’activité professionnelle” indiquée pour Penelope Fillon
En 2017, encore une fois, rarement un canard sauvage se sera vu attribuer autant de noms d’oiseaux. Journal “comploteur” accusé de “détournement d’opinion publique” et même de “chasse au Fillon” : les lieutenants du parti Les Républicains rivalisent d’ingéniosité pour dénoncer, à l’instar de la journaliste Ruth Elkrief sur BFMTV, sa “demande, un peu totalitaire parfois, de transparence”.
Le procès en “coup d’Etat institutionnel” a cependant été éventé par le journal dans son édition du 8 février. Le secret de fabrication du Penelopegate peut se résumer en un mot : enquête. En plongeant son bec dans la déclaration de François Fillon à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, l’hebdo a été intrigué par “l’activité professionnelle” indiquée pour Penelope Fillon : “collaborateur Revue des deux mondes”.
Le candidat à la présidentielle ne donnant pas suite à leurs questions, les journalistes ont cherché, jusqu’à reconstituer la fructueuse carrière de sa femme en tant qu’assistante parlementaire… alors que personne ne trouve d’indice matériel de son travail (rémunéré 900000 euros brut en tout).
“Ce ne sont pas des informations qu’on avait dans un placard entre la confiture de citron et la marmelade, se gausse Hervé Liffran. C‘est même lui qui nous a mis sur la piste des emplois bien rémunérés de ses enfants, lors de son interview à TF1 ! (le 26 janvier – ndlr)”
https://youtu.be/JBaTesvr344
Pourquoi un tel tollé ?
Les journalistes du Canard ne s’attendaient pas à provoquer un tel barouf. Ils n’avaient d’ailleurs pas prévu un tirage suffisant pour les numéros des 25 janvier et 1er février : le jeudi, ils étaient déjà épuisés. Quelque 500 000 exemplaires (dont 70 000 abonnés) se sont écoulés.
“On n’a pas de souvenirs d’une affaire politique qui ait provoqué autant de réactions” Hervé Liffran, journaliste
“On ne sait jamais l’effet que va avoir un papier jusqu’à ce qu’il sorte, justifie Hervé Liffran. Le décalage entre l’image de probité que dégageait François Fillon et ce que nous révélons a sans doute beaucoup contribué au tollé. Par comparaison, l’affaire des faux électeurs de Jean Tiberi avait fait moins de bruit, parce qu’il avait déjà une image de porteur de casseroles. En tout cas, on n’a pas de souvenirs d’une affaire politique qui ait provoqué autant de réactions, aussi vite et aussi fort.”
Pour le numéro du 8 février, un tirage nettement supérieur a été prévu. Pourtant, le scoop – les 45 000 euros d’indemnités dont a bénéficié Penelope – n’était pas prévu au sommaire. Il est 12 h 30 quand Didier Hassoux et Christophe Labbé obtiennent l’info. Le bouclage est à 15 h 30.
A l’atelier de composition, dans le XIVe arrondissement, où la rédaction politique se réunit traditionnellement chaque mardi, le précieux papier prend la place d’un autre, in extremis, après un casse-tête sur les calibrages. Un bandeau en haut de la une est rédigé à la hâte : “Les enquêteurs n’ont trouvé aucun indice matériel du travail de Penelope, mais la trace de ses indem’ de licenciement”. “Il ne faut pas croire que le Canard soit une machine, c’est de l’artisanat”, s’amuse Claude Angeli.
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