A Noël, Ajaccio a été le théâtre de manifestations racistes et islamophobes. Ces événements sont-ils le symptôme d’un climat de tension diffus dans l’hexagone, ou constituent-ils une spécificité corse ? Eclairage avec une sociologue spécialiste du racisme en Corse.
A Ajaccio, le réveillon de Noël a eu un goût amer. Attirés dans un guet-apens, des pompiers ont été agressés dans le quartier sensible des Jardins de l’Empereur. Le lendemain, une manifestation pacifique de soutien aux pompiers (et au policier blessé venu rétablir l’ordre) a dérapé. Parmi les 600 manifestants, entre 200 et 300 d’entre eux se sont rendus dans le quartier des Jardins de l’Empereur, pour s’adonner à une expédition punitive. A coups d’insultes racistes, tels que « on est chez nous » ou « Arabi fora » (les Arabes dehors, en corse ndlr), quelques uns ont saccagé une salle de prière musulmane et endommagé la terrasse d’un kebab à proximité.
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Pour certains, ces événements révèlent un racisme larvé en Corse. Alors que le FN n’a recueilli que 9 % des voix au deuxième tour des élections régionales de décembre 2015 en Corse, comment interpréter ces dérapages ? Pour y répondre, nous avons interrogé la sociologue Marie Peretti-Ndiaye, auteure d’un ouvrage intitulé Le racisme en Corse. Quotidienneté, spécificité, exemplarité.
Que révèlent de la société corse les dérapages racistes de ce week-end à Ajaccio ?
Marie Peretti-Ndiaye – Ce week-end, Ajaccio n’a pas été uniquement le théâtre d’évènements racistes. Au départ, les manifestations de soutien aux pompiers et aux policiers répondaient à une demande d’ordre. Quant aux dérapages racistes, ils révèlent des tensions au niveau micro-local. Les inquiétudes se cristallisent sur le quartier des Jardins de l’Empereur, co-propriété privée où l’Etat a dû mal à assurer des services publics. On retrouve ce problème dans d’autres quartiers difficiles qui sont également des copropriétés, comme le quartier du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois.
La société corse est en outre fragilisée par la précarité et la pauvreté. Contrairement à ce que montrent les beaux décors touristiques, la Corse est aujourd’hui la région la plus pauvre de France. C’est une société très inégalitaire, dans laquelle la cohésion sociale est fragilisée. Le racisme peut alors justifier et donner sens aux inégalités. Diffus et ancien, ce racisme permet de désigner un bouc-émissaire. En Corse, après une croissance urbaine relativement rapide, deux figures cristallisent la peur : la figure des musulmans et celle des migrants. Ce contexte délicat peut aboutir à des situations de violence, à l’image de certains événements de ce week-end.
Dans votre livre, vous dites qu’il n’y a pas de racisme spécifique à la Corse. Pourquoi ?
Le racisme est présent dans beaucoup de régions du monde, en Europe comme en Australie ou aux Etats-Unis par exemple. Aujourd’hui, le discours populiste combine une dimension contestataire et identitaire qui peut générer des manifestations violentes. En ce sens, le racisme exprimé par certains ce week-end est plus conjoncturel que structurel.
Les actes racistes de ce week-end étaient-ils une réaction aux attentats du 13 novembre ?
On ne peut pas établir de lien direct. Toutefois, ces attentats ont façonné un imaginaire et un climat anxiogène, qui peuvent légitimer un recours à la violence.
Après la victoire d’un nationaliste aux élections régionales du 13 décembre, certains font un lien entre nationalisme et racisme. Qu’en pensez-vous ?
C’est assez étonnant. D’autres actes racistes se sont produits en Corse dans les années 1980, 1990 ou 2000, bien avant l’arrivée de ce nouvel exécutif à la tête de la région. Le discours des manifestants du 25 décembre paraît plus imprégné d’une idéologie populiste que d’une idéologie régionaliste ou indépendantiste. En effet, le 25 décembre, les manifestants estimaient que les citoyens devaient venir en aide aux forces de l’ordre, tandis qu’ils déclaraient que les migrations et les musulmans généraient du désordre.
Etes-vous d’accord avec le nouveau président de l’Assemblée de Corse Jean-Guy Talamoni, qui estimait ce lundi que le racisme en Corse était une idéologie importée du continent, étrangère à la tradition politique corse ?
La Corse est française depuis 1769. Or plusieurs travaux d’historiens montrent que le racisme a pris sa forme contemporaine à la fin du XVIIIe siècle, alors que la Corse était déjà française.
Si les actes islamophobes ont atteint « un sommet« en 2015 en France, les actes en Corse sont-ils simplement révélateurs de la situation générale française ?
Les médias peuvent donner une image biaisée de ce qui se passe en Corse. On ne parle que des violences racistes ou islamophobes mais on ne parle jamais du racisme quotidien, dans les regards et les mots. En Corse comme ailleurs, le racisme ne repose pas uniquement sur la violence et peut s’exprimer de manière plus insidieuse.
La défiance des Corses vis-à-vis des institutions favorise-t-elle le racisme ?
Dans un certain contexte, elle peut donner lieu à des dérapages. Cette défiance s’ancre dans une histoire. Les Corses ont longtemps été très impliqués dans les institutions françaises, comme à l’époque coloniale, où il y avait 200 000 Corses en Algérie entre le 19eme siècle et la Seconde guerre mondiale. Mais avec la décolonisation, au début des années 1960, ces débouchés professionnels ont disparus. Toute une génération relativement diplômée a alors dû faire face à une raréfaction des débouchés professionnels, ce qui a pu contribuer à cette défiance envers les institutions et à l’émergence d’une contestation. La Corse est d’ailleurs la seule région de France à avoir voté contre les accords d’Evian en 1962.
Depuis, le marché de l’emploi repose aujourd’hui sur trois secteurs principaux, le secteur public (avec des emplois pérennes en voie de raréfaction), la construction et le tourisme. Ces deux derniers secteurs nécessitent une main d’oeuvre très peu qualifiée, souvent étrangère. C’est ainsi que les flux migratoires se sont inversés. Alors qu’avant les années 1960, la Corse était une terre principalement d’émigration (vers la métropole ou les colonies), elle est devenue à partir des années 1960-1970 une terre d’immigration, espagnole, marocaine, tunisienne ou portugaise. Aujourd’hui, 77 % des ouvriers et des employés sont étrangers. Ainsi, en Corse, les frontières ethniques et sociales se chevauchent, provoquant des ressentiments. Ces ressentiments sont encouragés par le tourisme de la classe moyenne et de la jet set, dont le niveau de vie est en décalage avec la situation de beaucoup de Corses. Les Corses font alors l’expérience des inégalités et d’une certaine frustration sociale, pouvant être justifiée chez certains par la désignation d’un bouc-émissaire.
Propos recueillis par Gaëlle Lebourg
Marie Peretti-Ndiaye, Le racisme en Corse : Quotidienneté, spécificité, exemplarité, Albiana, 2015.
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