Cette annéee, l’Azerbaïdjan est la star malgré lui du Forum sur la gouvernance de l’internet. Avec au programme : autoritarisme, fail et Nations Unies.
Comme chaque année depuis 2006, la seconde semaine de novembre correspondait avec la tenue du « Forum sur la gouvernance de l’internet ». Derrière cette appellation un tantinet pompeuse se cache une manifestation organisée par les Nations unies où représentants officiels des États et individus issus du secteur privé et de la société civile se réunissent pour discuter de ce que doit être le rôle respectif de chacun dans ce grand bordel qu’est l’Internet. Règles, normes et autres programmes sont ainsi débattus trois jours durant afin de réfléchir aux usages du réseau sous un prisme résolument politique, avec en ligne de mire la réduction de la fameuse fracture et l’accès à l’internet dans les pays dits en développement. Ça, c’est pour la théorie.
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Mais derrière l’aspect très technocratique de la chose, une polémique autrement plus pragmatique n’a pas tardé à poindre au cours des débats – et elle ne s’est pas éteinte avec la cérémonie de clôture – : était-ce franchement une bonne idée d’organiser une discussion démocratique en Azerbaïdjan, un pays autoritaire qui se signale avec une approche complètement arriérée de l’internet.
Les réseaux sociaux, mal du siècle
Ancienne république soviétique devenue indépendante en 1991, l’Azerbaïdjan n’est pas vraiment un pays qu’on puisse qualifier de chantre de la liberté d’expression. Son président, Ilham Aliev est un type qui a été élu avec 98,8% des voix, le genre de gaillard soupçonné de truquer les élections, connu pour organiser de faux procès contre ses opposants politiques et pas dénué d’affection pour la répression violente quand le peuple aurait la sale idée de manifester son mécontentement.
Pourtant, depuis quelques années, Aliev et ses sbires tentent de faire bonne figure et ont dépensé plus de 550 millions d’euros en promotion du pays et autres infrastructures. Considérée comme une marque de bonne volonté, cette approche a payé puisque le pays a d’une part obtenu l’organisation du programme non sportif le plus regardé au monde, l’Eurovision en mai dernier, et donc de ce fameux forum de gouvernance de l’internet de l’Onu.
Et là réside tout le paradoxe puisque le pays ne n’a jamais caché son profond désamour pour le réseau des réseaux. Ces dernières années, le gouvernement azerbaïdjanais s’est même particulièrement donné, multipliant les campagnes nationales pour stigmatiser l’usage du web. Dans ce pays qui prospère grâce à ses réserves de pétrole en mer Caspienne, les réseaux sociaux sont synonymes de déviance, de criminalité et autre trahison.
Histoire de bien marteler son message, la télévision nationale délecte les bas instincts de ses spectateurs en leur servant des programmes dédiés à des tragédies familiales et autres affaires criminelles ayant toutes en commun d’être soi-disant survenues après que les coupables se soient inscrits sur des sites diaboliques comme Facebook ou Twitter. Rien n’étant trop gros aux yeux du pouvoir pour que le message infuse, une des éminences gouvernementales sur les questions psychiatriques expliquait par ailleurs à son peuple en mars 2011 que « les utilisateurs de réseaux sociaux souffrent de pathologies mentales et sont incapables de maintenir des relations sociales ». En avril dernier, le ministre de l’Intérieur en remettait même une petite couche, liant l’utilisation de Facebook au trafic de femmes et aux abus sexuels commis sur les enfants. Zuckerberg serait donc le diable.
Et là, c’est le fail
Si ces ficelles nous paraissent bien grosses vues de notre tour d’ivoire numérique, toujours est-il que ça marche. En Azerbaïdjan, 78% des locaux n’ont jamais utilisé l’internet, seulement 7% des ressortissant utilisent le web quotidiennement, et seulement 7% de la population – généralement des hommes très éduqués – ont un compte Facebook. Probablement ces fameux esclavagistes, détraqués et abuseurs d’enfants.
À la lumière de ce constat, voilà pourquoi le choix par l’Onu de la tenue de ce Forum humaniste dédié à l’Internet ressemble à un gros fail, selon le terme consacré en ligne. Bien entendu, tout le monde ne s’est pas laissé embobiner par l’attitude de jolis cœurs que les Azerbaïdjanais ont tenté tant bien que mal d’afficher. Neelie Kroes, la commissaire à l’agenda numérique dépêchée par l’Union européenne, a ainsi laminé méthodiquement le pouvoir en place, dénonçant le recours systématique à l’espionnage des activistes en ligne. Sans entrer dans le détail, elle a même promis le déploiement d’outils pour aider les journalistes à déjouer la surveillance de leurs bourreaux.
En face, les dirigeants ont bien essayé de réagir, tentant de désamorcer le coup de batte en proclamant fièrement que l’internet est libre en Azerbaïdjan et qu’aucun site n’est bloqué par un firewall géant, comme c’est par exemple le cas en Chine. Exact, mais le discours était volontairement incomplet. Si l’internet n’est pas censuré, les utilisateurs sont par contre très fliqués et punis quand ils ont le malheur de ne pas se comporter comme il le faudrait. En 2010, deux activistes en ligne ont ainsi été arrêtés et emprisonnés pour avoir posté une vidéo satirique à l’encontre du gouvernement. L’affaire n’a jamais été mentionnée dans les journaux classiques, mais a par contre été très finement relayée en ligne, ce qui a eu pour effet direct de calmer les ardeurs des dissidents numériques et autres blogueurs, dont le nombre déjà infimes a encore fondu en conséquence.
Et à ces cas s’ajoutent d’autres, encore plus emblématiques. Le journaliste Eynulla Fatullayev – lauréat du « world press freedom » de l’Unesco cette année – avait été emprisonné en 2007 pour avoir critiqué le gouvernement, ce qui lui avait valu préalablement d’être roué de coups et de voir son père kidnappé. Et depuis l’année dernière, l’hacktiviste Elnur Majidli croupit pour douze ans en prison pour « incitation à la haine », le malheureux ayant eu la sale idée d’appeler à manifester sur Facebook.
Sabotage systématique
Au regard de cette réalité fâcheuse, on ne peut pas prétendre complètement tomber des nues à la lecture de la tribune de l’anthropologue américaine Sarah Kendzior, qui a signé une longue tribune sur le site d’Al Jazeera et expliquait froidement que durant les trois jours du débat, les connexions internet ne fonctionnaient presque jamais – un comble quand on pense à la raison même du Forum – et que le traducteur azerbaïdjanais était en retard aux moments clés, rendant impossible de formuler ses critiques directement en réponse au discours des autorités. Et d’ailleurs, pied de nez ultime, après le speech offensif de Neelie Kroes, deux de ses proches collaborateurs révélaient sur Twitter que leurs ordinateurs avaient été hackés, peut-être un petit clin d’œil du gouvernement qui entendait leur faire ressentir un petit goût de ce que vivent les opposants numériques locaux au quotidien. Ambiance Vis ma vie.
Et le président de la République dans tout ça ? Oh, Ilham « 98,8% » Aliev s’est bien rendu au Centre des expositions de Baku, une espèce de grand entrepôt en périphérie de la capitale pour y tenir un discours. Mais Aliev ne s’est pas adressé directement aux participants du Forum. Non, à la place, il a préféré aller traîner ses guêtres dans la salle d’à côté, là où se tenait Bakutel, un salon commercial réunissant les principaux acteurs des télécommunications dans le Caucase. Entre le bonheur de ramasser des contrats et la tannée de devoir se justifier sur les fatigantes questions droit-de-l’hommiste, on le comprend, le choix était vite fait.
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