A l’automne dernier à la gare de Vaucresson (Hauts de Seine), un maître-chien déambule au milieu des voyageurs pour le compte d’une société de gardiennage sous-traitante de la SNCF. Il n’est pas payé depuis trois mois. Il appelle qui veut l’aider et le syndicat Sud-Rail prend en main sa défense. Mais le maître-chien est sans-papiers et ne dispose d’aucune fiche de paie pour plaider sa cause aux prud’hommes. Dans les semaines qui suivent, deux, puis dix, et finalement 39 maîtres-chiens sans-papiers dénoncent leurs conditions de travail.
« Je devais rester discret, mais ma situation était intenable. » Sidibé Lassina a le regard vif de l’homme déterminé. Pendant cinq ans, cet Ivoirien de 36 ans à la mine potelée a été salarié de Vigimark, une entreprise de sécurité accusée d’avoir employé 16 sans-papiers pour veiller sur les quais des gares SNCF. Aujourd’hui, Sidibé est porte-parole du collectif des maîtres-chiens sans-papiers. « Nos droits sociaux n’ont jamais été respectés, explique-t-il, les sans-papiers n’ont jamais pu se plaindre de leurs conditions de travail ». Au moment où sa fille est née, Sidibé s’est vu refuser son congé de paternité. « Je payais mes cotisations sociales, mes impôts. Le simple fait d’être sans-papiers permettait à mes supérieurs de profiter de moi. Ils savaient que je n’avais aucun moyen de réagir. »
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Sidibé n’avait pas imaginé cet accueil, au moment de quitter la Côte D’Ivoire. Dans la famille Lassana, « on s’est battu pour la France pendant la Seconde guerre mondiale, alors quand on arrive en France, on attend un peu de considération ». En 2000, il tente sa chance au guichet de l’immigration. Il a beau fuir une Côte d’Ivoire en guerre, le statut de réfugié politique lui est refusé pour « manque de preuves ». Sidibé plonge alors dans la clandestinité et accepte le premier boulot qu’on lui propose. « Beaucoup d’Africains travaillent comme maîtres-chiens à Paris. Un Noir avec un chien, c’est toujours dissuasif. »
« Je n’avais pas le choix »
Le réseau africain à Paris, c’est un peu l’ANPE des sans-papiers. Celui que l’on appellera Issa a obtenu son travail de la même manière. « Dix jours après mon arrivée en France, des connaissances, des Africains, m’ont donné un contact qui devait me trouver du boulot. J’ai tout de suite été embauché ». D’origine béninoise, Issa a foulé le sol français pour la première fois « le 17 décembre 2007 ». Le jeune homme dit avoir 29 ans. Avec son corps frêle et ses gestes gauches, il en paraît dix de moins. D’abord réservé, un flot de paroles inattendu sort de sa bouche quand il aborde son parcours. La question de sa venue en France ne s’est pas vraiment posée : « Je suis le seul garçon de la famille. Je devais partir, pour aider les miens. Je n’avais pas le choix ».
Pas le choix non plus quand il a dû sortir de l’ombre pour dénoncer ses employeurs. « Je suis croyant et malgré les risques, c’était comme si Dieu me poussait à prendre cette décision. Soit tu gagnes, soit tu perds tout. ». Issa fait partie de ces maîtres-chiens employés par le sous-traitant du sous-traitant Vigimark. Avec quelques-uns de ses collègues, il a rejoint le collectif pour mettre un terme au « business » qui se faisait sur leurs dos. « Tout le monde a profité de notre situation pour s’enrichir. Ce n’est pas pour amener de l’argent dans les caisses de la SNCF ou de l’Etat. Non ce qu’on nous a fait subir c’était pour de l’enrichissement personnel ».
Il fait aussi partie de ceux pour qui les termes d’ « exploitation », de « trafic d’êtres humains » n’ont rien d’exagéré : « Je devais enchaîner deux vacations de 8 heures chacune. Si je tombais malade, je ne pouvais pas rester chez moi sinon je n’étais pas payé. Et les contrôleurs de Vigimark qui devaient gérer les différents maîtres-chiens profitaient de la situation ».
Un jour de repos par mois
La feuille de pointage est accablante : de 19 heures à minuit, surveiller les quais de la gare de Massy, se reposer deux heures et repartir en « mission » de 2 heures à 10 heures du matin. Parfois, après une journée interminable à arpenter les quais, Issa et d’autres étaient obligés de dormir sur leur lieu de travail, la gare, oubliés par les navettes de l’entreprise censées les ramener chez eux. Et puis les trajets entre les gares, parfois à 3 heures de chez lui, payés de sa poche… Un rythme usant répété quotidiennement et mécaniquement en attendant l’unique jour de repos mensuel. De quoi faire perdre les pédales. « L’un de nous est tombé en dépression se souvient Sidibé, il a fallu le rapatrier au bled. Et pas question de compter sur la société. Nous avons du nous cotiser pour lui payer son billet d’avion ».
Pour Sidibé et Issa, un retour au pays n’est pas envisageable. Ils sont en France, ils y resteront. La cause de ces sans-papiers est remontée jusqu’au ministre de l’immigration Eric Besson. Qui a actionné les leviers nécessaires : tous les maîtres-chiens sans-papiers employés par Vigimark devraient être régularisés.
Pour autant, cinq dossiers restent en suspens, dont celui d’Issa. Si le jeune homme a préféré témoigner sous un pseudonyme, c’est qu’il n’est pas sorti d’affaire. La faute à « un manque d’ancienneté » sur le territoire français invoqué par les services de l’immigration. Dernier recours possible pour un titre de séjour : témoigner contre les entreprises de gardiennage accusées de trafic d’êtres humains.
Ozal Emier et Raphaël Malkin
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