L’année 2017 compte déjà deux morts parmi les journalistes d’investigation russes. Assassinés pour leur travail, ils sont une espèce rare, en voie de disparition car pourchassée par le pouvoir russe qui exerce une censure de plus en plus implacable. Pour eux, la situation ne cesse d’empirer.
« Anna a été vraiment menacée dans les deux-trois dernières années de sa vie. Bien sûr qu’elle avait peur. Mais elle répliquait toujours: ‘que voulez-vous que je fasse d’autre ?’« , se souvient, émue, Galia Ackerman, écrivaine, de celle dont elle fut la traductrice et l’amie, Anna Politkovskaïa. La suite est connue. Le 7 octobre 2006, la journaliste d’opposition russe, célèbre pour avoir couvert la guerre de Tchétchénie, rentre chez elle dans son appartement de Moscou. Elle est attendue. Quatre balles lui traversent le corps. « Une mort sur ordonnance » titre le lendemain le quotidien russe, aujourd’hui disparu, le Kommersant.
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Onze ans après, la disparition de l’emblématique journaliste, les intimidations et les assassinats sont toujours le lot des reporters indépendants en Russie où règne un climat d’impunité pour les commanditaires. Cette année, on compte déjà deux morts. Le 9 mars, Nikolaï Adruschenko se rend à une réunion. En chemin, des inconnus le passent à tabac. Retrouvé gisant et inconscient sur le trottoir, il est transporté à l’hôpital de Saint-Pétersbourg où il décède six mois plus tard. Co-fondateur du journal Novy Peterburg, Nikolaï Adruschenko enquêtait sur les liens entre la ville de Saint-Pétersbourg et le crime organisé, notamment dans les années 1990, lorsque Vladimir Poutine était employé à la mairie de la ville.
« En Russie, on est dans un système où il y a des lignes rouges. Il y a un message implicite de ne pas toucher à certains sujets à l’instar de la corruption à très haut niveau, de la torture en Tchétchénie ou encore des exécutions extrajudiciaires en Tchétchénie. Être journaliste en Russie est un métier à très haut risque si l’on souhaite travailler sur des sujets sensibles », explique Aude Merlin, chercheuse au Cevipol et spécialiste de la Russie et du Caucase.
Plus de 30 journalistes assassinés
Journalists doing real work in Russia are heroes. Read » Journalism Under Putin » in the New Yorker. https://t.co/eKuuDcqszx
— filloux (@filloux) 9 juillet 2017
Depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine en 1999, plus de 30 journalistes ont été assassinés en Russie pour avoir creusé là où il ne fallait pas. Leur mort est souvent précédée de menaces et d’agressions violentes, et les circonstances quasiment jamais élucidées. Si les assaillants peuvent être condamnés, les commanditaires, eux, ne sont pas souvent inquiétés.
« Les personnalités qui sont aujourd’hui au pouvoir ont été impliquées dans de nombreuses affaires et ont procédé à des agissements répréhensibles, à l’usage de la violence parfois ; ces personnes se retrouveraient derrière les barreaux si c’était révélé et si une enquête était diligentée dans un contexte d’indépendance de la justice », poursuit Aude Merlin.
El periodista ruso Dmitri Popkov fue asesinado en Siberiahttps://t.co/UbhHoNvchV pic.twitter.com/wKt6guJyLM
— Unión de Periodistas (@PeriodistasU) 26 mai 2017
Mourir pour des articles n’est pas un sort réservé aux figures les plus connues. À peine un mois après le décès de Nikolaï Andrushchenko, c’est au tour de Dmitri Popkov, rédacteur en chef du journal d’une petite ville de Sibérie, d’être abattu dans l’arrière-cour d’une maison. Selon le comité d’enquête local, son activité pourrait être la cause du meurtre. Est-ce seulement un soupçon ou une quasi certitude? Les cas se succèdent et les scénarios se répètent. Opposé à la construction d’une autoroute russe qui détruirait la forêt de Khimki, le journaliste et militant écologiste Mikhaïl Beketov dénonce la corruption derrière la décision. Son combat a payé mais lui a couté cher. Sévèrement battu par des inconnus en 2008, il perd la parole et une jambe avant de mourir 5 mois plus tard. Officiellement, il se serait étranglé avec sa nourriture.
« Lorsqu’un journaliste se fait assassiner dans l’Oural ou la Sibérie, la population n’est pas forcément au courant. Et quand elle est informée, elle n’est pas non plus nécessairement surprise qu’une certaine violence puisse se produire à l’égard des journalistes », souligne Aude Merlin.
Tell @KremlinRussia_E that #Putin must honor pledge to catch killers of journalist Mikhail Beketov. #noimpunity https://t.co/mEYpOb6OLm
— CPJ (@pressfreedom) 1 novembre 2015
« Antipatriote »
Un journaliste russe indépendant qui décède, est-ce vraiment surprenant ? En tout cas, pour le pouvoir en place, le résultat est là : l’investigation est un genre en voie de disparition en Russie. Coincé entre le choix de risquer sa vie ou de se faire le héraut de la propagande, “les journalistes qui ont un peu de conscience préfèrent faire commentateur de foot ou de mode« , assène Galia Ackerman.
Le Kremlin chercher aussi à décrédibiliser ses opposants, explique Aude Merlin : « Quand Anna Politkovskaïa a été assassinée, beaucoup de personnes sont devenues perméables à l’idée martelée par la pouvoir qu’elle aurait pu être ‘payée par l’Occident’, qu’elle était antipatriote« .
Dans le dernier classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, la Russie pointe à la 148e place sur 180, avant le Mexique, pays cimetière des journalistes. « La pression sur les médias indépendants ne cesse de s’accroitre« , alerte l’ONG. Le début du conflit en Ukraine et l’annexion de la Crimée ont intensifié la propagande et marqué une accélération de l’emprise du Kremlin sur les médias.
Si le pouvoir russe dispose d’une telle latitude depuis les années 2000, c’est aussi parce que les médias ont failli à leur rôle dans les années qui ont suivi la dislocation de l’URSS, selon Galia Ackerman.
« Les médias ont servi les intérêts des oligarques auxquels ils appartenaient. Peu avant les élections présidentielles de 1996, Boris Eltsine, le président, est à 3 % de popularité. Les oligarques prennent peur car les communistes menacent leurs intérêts. Suite à une active campagne de propagande visant à leur nuire, menée par les médias, Eltsine est réélu. À partir de là, les gens ont compris que tout était manipulable, la foi dans l’information a été sapée. »
Des pressions en sous-main
Assassiner ou tabasser les journalistes ne sont pas les seules options pour les réduire au silence. Pour faire taire ces voix discordantes, le Kremlin cible aussi les titres, les groupes de médias ou leurs propriétaires, et multiplie les mesures de rétorsion. En 2016, alors que les journalistes de RBC enquêtent sur les proches de Poutine, le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, détenteur du groupe, voit ses bureaux perquisitionnés par le fisc. Une pression en sous-main qui conduit trois rédacteurs en chefs à démissionner en signe de protestation. Un an plus tard, l’oligarque revend RBC. « C’est aussi très facile de faire pression sur les distributeurs, complète Galia Ackerman. Les annonceurs sont aussi menacés. S’ils donnent de la publicité à untel, ils peuvent faire l’objet d’un contrôle fiscal. »
Parmi les médias indépendants, c’est l’hécatombe. The New Times, le dernier journal russe anglophone indépendant vient de fermer ses portes. La plupart ne sont plus diffusés qu’en ligne. La radio Echo de Moscou ne subsiste que parce qu’elle accorde la parole au pouvoir mais elle vit sous menace constante. « 15 % de la population est en opposition au régime et ne regarde pas les informations officielles. Passer par ces médias est un moyen pour le régime de les forcer à gober le point de vue des autorités« , analyse Galia Ackerman.
La censure s’étend désormais sur Internet. Le site du tri-hebdomadaire Novaï Gazeta, qui a révélé les exactions commises sur les homosexuels en Tchétchénie, subit des cyberattaques régulières. « Même les simples utilisateurs sont condamnés pour avoir ‘liké’ des choses jugées illégales« , dénonce Galia Ackerman.
Face aux menaces, Anna Politkovskaïa confiait à sa traductrice: « Je suis fataliste mais je crois que Dieu me protège« . Depuis sa mort, au moins 17 autres journalistes ont connu le même sort.
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