Les jeunes journalistes du Bondy Blog ont souhaité rencontrer Emmanuel Todd pour discuter avec lui de son analyse des manifestations du 11 janvier. Eux étaient dans la rue, lui non. Dialogue entre celui qui se définit avec humour comme “l’intellectuel organique des jeunes de banlieue” et ceux qu’il est censé représenter.
D’un côté Emmanuel Todd, 64 ans. Sa veste en velours côtelée marron lui donne un air professoral.
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De l’autre, Faïza Zerouala, 31 ans, Badroudine Saïd Abdallah dit Badrou, 22 ans, et Mehdi Meklat, 23 ans et une casquette vissée sur le crâne, tous trois journalistes pour le Bondy Blog, site d’actualité créé après les émeutes en banlieue de 2005.
Ces quatre-là ne se seraient sûrement jamais rencontrés si la sortie de Qui est Charlie ? – Sociologie d’une crise religieuse (Seuil) n’avait eu “un certain effet”, comme le dit non sans satisfaction son auteur. Sa description de la manifestation du 11 janvier – “accès d’hystérie”, “imposture”, “flash totalitaire” – a déclenché une forte polémique et de nombreuses condamnations intellectuelles ou politiques.
Cette fois, Todd est fatigué mais détendu : il n’est pas en terrain hostile. Les trois jeunes journalistes désiraient rencontrer celui qui a dénoncé la sacralisation du 11 janvier. Selon le démographe, les classes populaires en auraient été exclues et les régions catholiques zombies (récemment déchristianisées) auraient fourni le gros des marcheurs dont la motivation inconsciente serait in fine islamophobe.
Sans illusions sur les lendemains qui déchantent
Le 11 janvier, Emmanuel Todd a regardé défiler les millions de manifestants sur l’écran de son téléviseur. Mehdi et Badrou, qui habitent respectivement Saint-Ouen et la Courneuve, s’y sont rendus pour le travail. Ils ne partagent pas la description homogène de la foule et de ses motivations. Faïza Zerouala y est allée pour sentir cette marche d’opposition à la barbarie, sans se faire d’illusions sur les lendemains qui déchantent. Mais de cela, le démographe n’en a cure : il ne s’intéresse qu’aux données et mécanismes macrosociologiques, non aux idées, aux ressentis, aux motivations multiples et parfois contradictoires.
Au fil de la discussion, tous les quatre s’accordent sur un constat sombre de l’état de la France, de la nullité des politiques, de la montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme, des dérives autoritaires de la laïcité. Mais Mehdi, Badrou et Faïza expriment leurs doutes sur la sortie de l’euro prônée par Todd comme solution aux problèmes de la France.
Plus encore, ils estiment que la partie pamphlétaire du livre floute son message – une attaque contre le conservatisme des classes moyennes. “Mon livre a certainement beaucoup de défauts, comme le dosage de polémique et de violence verbale”, admet Todd qui assume pourtant sa schizophrénie de scientifique polémiste : c’est depuis toujours sa marque de fabrique – très efficace puisque son ouvrage s’est déjà écoulé à 60000 exemplaires.
Emmanuel Todd, connaissez-vous le Bondy Blog ? Le lisez-vous ?
Emmanuel Todd – Je le connais de notoriété.
Mehdi – On vous l’explique rapidement ?
Emmanuel Todd – Je préfère y aller à l’aveugle. On est plus prudent si on connaît les gens.
Mehdi – Vous préférez qu’ils restent des chiffres ?
Emmanuel Todd – Vous êtes dur ! Si on apprend à connaître les gens, on s’adapte à leur pensée, on est moins libre. Je sais que le Bondy Blog a été créé après les émeutes de 2005. A ce propos, je dois rappeler une chose dont je suis fier. Au milieu de la flambée, il y avait eu une interview immonde d’Alain Finkielkraut dans Le Figaro sur les Arabes et les Noirs. J’y ai répondu, en quelque sorte, dans un entretien au Monde, où je précise que je suis pour l’état d’urgence, qu’il est mal de brûler des voitures, mais je dis aussi que ces émeutes expriment une aspiration égalitaire. On faisait flamber des voitures en 1968, c’est une tradition nationale. J’exprimais le point de vue d’une France tolérante au désordre de la jeunesse. A l’époque, le pays était encore tolérant. Aujourd’hui, c’est différent.
Mehdi, Faïza, Badrou, pourquoi souhaitiez-vous rencontrer Emmanuel Todd ?
Mehdi – Après l’horreur du 7 janvier, il y a eu le rassemblement du 11 janvier. J’étais intrigué par le fait qu’Emmanuel Todd remette en question un événement sur lequel il n’y avait pas eu de débat.
Emmanuel Todd – J’ai vécu le 11 janvier comme un flash totalitaire. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu le sentiment que cela ne servirait à rien de parler, que si je l’ouvrais, je me ferais jeter. En plus, comme j’ai l’habitude de faire des blagues idiotes, j’avais peur de moi-même.
Les critiques contre votre livre portent principalement sur votre description de la foule de cette journée. Tout en soulignant certaines bonnes intuitions, elles mettent aussi en doute votre méthodologie…
Emmanuel Todd – Le 11 janvier, je ne ressens pas le besoin de fusionner dans une foule. Je connaissais et aimais beaucoup Bernard Maris. Le jour de l’attentat, j’étais comme tout le monde, très pressé qu’on retrouve les frères Kouachi. Mais cette manifestation a été selon moi un accès d’hystérie collective. Je pensais qu’il ne fallait pas sacraliser l’acte des terroristes. S’identifier à Charlie Hebdo signifiait s’identifier au droit de caricaturer Mahomet. J’ai toujours été pour le droit au blasphème, pour la critique de la religion. La non-existence de Dieu me paraît raisonnable. Mais, depuis des années, j’estime que ce n’est pas classe de taper sur la religion d’un groupe opprimé. D’autant plus que dans une dynamique générale d’effondrement des croyances religieuses – même dans les pays musulmans –, critiquer les religions me paraît juste un peu inutile.
Mehdi – Votre livre s’appelle Qui est Charlie ? Je n’ai jamais utilisé l’expression “Je suis Charlie” car je ne m’y reconnais pas et parce que je ne l’ai pas comprise. Qu’est-ce que ça veut dire selon vous ?
Emmanuel Todd – Je définis cette expression à travers l’analyse statistique de la manifestation. Charlie est une sorte d’être collectif, représentant les classes moyennes, souvent catholiques zombies. Cette empreinte du tiers catholique récent de la France et le niveau d’éducation caractérisent les manifestants. Mon but est de montrer que le problème fondamental de la société française, ce n’est pas les musulmans mais le comportement irresponsable de ces couches moyennes.
Badrou – Qui seront les premières à acheter votre livre…
Mehdi, Faïza, Badrou, êtes-vous d’accord avec cette analyse de la composition de la manifestation ?
Mehdi – Avec Badrou, on y était pour le travail. On a rencontré des gens assez différents, tous frappés par l’émotion, là pour défendre la liberté d’expression. Le lendemain, certaines personnes ont dit qu’il n’y avait pas de jeunes et de gens de banlieue. On n’était pas d’accord. Des amis et de la famille sont venus de Bondy. Des enfants ont emmené leurs parents. On a l’impression que vous voulez ignorer ces gens.
Emmanuel Todd – J’ai accepté les critiques sur cette question. J’avais pris cette donnée pour acquise sans chercher à la vérifier. Mais comme le débat méthodologique s’envenime, je suis en train de préparer une réponse. Statistiquement, de mon point de vue, j’aurai raison contre vous.
Mehdi – Mais alors, votre méthode est très contestable ?
Emmanuel Todd – Non. Je sais que c’est très difficile de dire à quelqu’un qui y était qu’il a tort alors qu’on n’y était pas soi-même.
Faïza – D’où sortez-vous vos chiffres ?
Emmanuel Todd – J’ai utilisé les chiffres du nombre de manifestants publiés par Libération qui reprend ceux du ministère de l’Intérieur. Je les mets ensuite en relation avec les variables socio-économiques et religieuses du recensement de l’Insee. A la louche, on obtient une explication de la moitié des variations régionales. Cette précision est très importante. On m’oppose d’être “un salaud de déterministe”. Mais cette précision souligne que je n’ai mis en évidence que la moitié des déterminants du 11 janvier ! J’ai créé un modèle où il y a à la fois des déterminations socio-économiques et religieuses, et de la liberté. Les gens n’ont pas vu que le modèle n’était pas juste déterministe. J’aurais peut-être dû être plus clair.
Vous dites que les milieux populaires ne se sont pas déplacés, notamment les banlieues. Les manifestants du 11 janvier ne correspondent-ils pas simplement à la clientèle classique d’une manifestation ?
Emmanuel Todd – Tout à fait. Mais en 1992, au moment de Maastricht, la partie supérieure de la société était optimiste, elle croyait aller quelque part. Là, c’est la même structure mais le pessimisme s’installe, comme l’islamophobie et le sentiment latent de l’échec européen.
Une étude de la politologue Nonna Mayer sur la sociologie des manifestants tire des conclusions à l’opposé des vôtres…
Emmanuel Todd – Cette étude suppose quinze millions de manifestants plutôt que quatre ! Si on dégonfle les chiffres, on voit que les variations par catégorie sociale et niveau d’éducation du sondage vérifient en fait mon modèle. Nonna Mayer croit que je parle de catholiques pratiquants et semble ne pas avoir lu mon livre. Dans une réponse technique détaillée, je ferai bientôt de son texte du hachis parmentier. Le plus terrible est de subir les sorties de prétendus savants…
Nonna Mayer est une politologue reconnue, dont les ouvrages font référence…
Emmanuel Todd – En termes de statistiques avancées, ce n’est pas quelqu’un de compétent. Même problème avec l’ancien directeur de l’Institut national des études démographiques, François Héran, qui a dit que je mettais “les gens dans des cases”. Je fais le contraire, je ne sais pas au départ qui ils sont. Je vois empiriquement, par la cartographie, apparaître des formes, qu’on peut expliquer par des déterminations sociales.
Quand on lit votre livre, on a pourtant le sentiment que votre modèle englobe tous les manifestants…
Emmanuel Todd – Travailler sur des dynamiques sociales sert à comprendre celles de la société française. Cette dernière sera déterminée par des forces concentrées dans certaines directions. Par exemple, je montre que la distribution du vote sur Maastricht est la même que le 11 janvier : CSP+, zones catholiques zombies. Vous allez me dire : et les autres ? Je vous réponds que le traité de Maastricht a été voté et qu’il a entraîné la société française dans une direction dont elle souffre. Les forces que je décris ne représentent pas la totalité de la manifestation mais elles entraînent la France dans une mauvaise direction, qui est probablement celle de l’islamophobie.
Mehdi, Faïza, Badrou, avez-vous eu l’impression de participer à une manifestation islamophobe “qui crachait sur la religion des faibles” comme l’écrit Todd ?
Faïza – J’y suis allée par curiosité, seule. C’était très à vif, on ne pouvait rien intellectualiser. Pour moi, cette unité était factice : on allait tous s’aimer pendant deux heures et retomber dans les mêmes travers de détestation et d’animosité. J’ai été gênée par la récupération politique, le grand guignol de Benyamin Nétanyahou et Mahmoud Abbas sur la même photo. C’est peut-être une des explications de la non venue des jeunes de banlieues : pas mal de connaissances m’ont dit qu’après avoir manifesté pour Gaza, ils ne pouvaient pas défiler derrière le Premier ministre israélien. Le plus dérangeant a été pour moi les injonctions à la désolidarisation faites aux “musulmans modérés” parce des gens en avaient tués d’autres pour des dessins.
Pas n’importe quels gens : des terroristes liés à l’islam radical, une frange fanatique qui instrumentalise l’islam…
Mehdi – Et puis les gens applaudissaient la police.
Emmanuel Todd – C’est ce qui m’a alerté sur l’inversion de la culture française. Si on applaudit la police, on n’est plus en France.
Faïza – Quand même, Emmanuel Todd, manifester le 11 janvier, c’était marcher avec ceux qui crachent sur les musulmans !?
Emmanuel Todd – L’horreur du 7 janvier a été vécue comme l’irruption du tragique dans l’histoire de France, un tragique venant des franges malheureuses et rejetées de la société. La situation relativement protégée des classes moyennes, bien accrochées à l’appareil d’Etat, se détériore. Elles sont anxieuses, elles ont mis en place l’euro qui ne marche pas. Elles se pensent de manière positive, avec de belles valeurs. Le 11 janvier, moi j’ai vu un monde propret qui se réunissait pour réaffirmer qu’il ne fallait pas l’emmerder. On assistait à la défense de valeurs positives par la partie la plus égoïste du pays. La France pourrit sur les franges, la violence augmente, ça devient sérieux, l’antisémitisme des banlieues en fait partie. Et les classes moyennes demandent à ce qu’on ne les fasse pas chier. Le 11 janvier est un acte d’unanimité résistante de la partie privilégiée de la société.
Pourquoi les classes moyennes ne veulent-elles pas être ennuyées ?
Emmanuel Todd – Vu de l’étranger, la France est le pays qui ne se réforme pas. Les classes moyennes sont crispées sur la protection de leur monde. Leur discours de gauche stipule que “les inégalités montent moins en France, qu’il y a un Etat social, que l’université ne coûte pas un prix exorbitant, alors que le monde anglo-américain est beaucoup plus inégalitaire”. C’est vrai, mais la question n’est pas là. Il existe un autisme et un conservatisme particuliers des classes moyennes françaises. On peut contester cette idée mais elle mérite d’être discutée.
Badrou – Après cette manifestation, j’ai entendu pour la première fois des amis dire “je suis fier d’être français”. Et ce ne sont pas des militants FN. Or, on est déçus de la situation dans laquelle la France s’enfonce.
Emmanuel Todd est plutôt sur une ligne patriotique…
Emmanuel Todd – J’ai toujours été très fier d’être français mais le 11 janvier, je ne l’étais vraiment pas. J’étais fier d’être français en 2005 quand les banlieues mettaient le feu à je ne sais combien de milliers de voitures et que les flics n’ont pas tiré un seul coup de feu.
Les émeutes ont éclaté suite à la mort de deux adolescents lors d’une course poursuite avec la police, que beaucoup estiment être une bavure malgré l’acquittement des policiers…
Emmanuel Todd – Quand même… la France se met dans cet état et la police ne tire pas. La France a le génie du bordel et de la discipline combinés.
Deux ans après, la France élit Nicolas Sarkozy, qui a joué un rôle non négligeable dans l’instrumentalisation de l’islam…
Emmanuel Todd – Les vieux ont eu peur. J’ai écrit une analyse critique largement aussi radicale que ce livre sur le phénomène Sarkozy. J’ai donné dans l’antisarkozysme. A l’époque, pour déconner, je disais : “Je suis l’intellectuel organique des jeunes d’origine maghrébine.”
Faïza – Que signifie pour vous la tribune de Manuel Valls publiée dans Le Monde du 7 mai (le Premier ministre y réfute le qualificatif d’imposture pour le 11 janvier en appelant à ne pas “noircir le tableau” et “céder à l’autoflagellation” – ndlr) ?
Emmanuel Todd – Doit-on ou pas être fier d’être français dans un pays à 10 % de chômage où se développent l’islamophobie et l’antisémitisme ? Faut-il être fier de ce qui existe ou être capable de le remettre en question ? Tenir un discours d’autosatisfaction dans une situation de plus en plus pourrie, c’est être fier d’une société qui n’est pas capable de se ressaisir. Dans ce sens, la tribune de Valls est insupportable. Les mêmes qui ont foutu la merde me disent : “Vous n’êtes pas optimiste ? Vous êtes un mauvais Français.” Je suis fier d’avoir réussi à écrire un bouquin en un mois, dont on s’apercevra un jour qu’il est beaucoup plus solide qu’on ne le pense, et d’avoir obtenu un certain effet.
Mehdi – En 2012, vous avez appelé à voter François Hollande. Vous aussi, vous vous êtes fait des illusions ? Dans les quartiers populaires, il a été élu avec 70-80 % des suffrages la plupart du temps.
Faïza – Il a bénéficié de l’antisarkozysme, les gens auraient voté pour un manche à balai avec une perruque pour dégager Sarkozy.
Badrou – Hollande avait aussi un programme et avait fait des promesses.
Emmanuel Todd – Je m’explique. Quand j’approche de l’élection de 2012, je suis un antisarkozyste fébrile. Sarkozy contribuait massivement au développement de l’islamophobie en stimulant tous les ressentiments. Il n’y a qu’une priorité : se débarrasser de lui. Il n’y a qu’une personne qui le peut : François Hollande. Ce ne sont pas des considérations tactiques très élégantes. Il faut éviter la réédition du fiasco de l’élimination de Lionel Jospin au premier tour en 2002. J’écris alors sur le “Hollandisme révolutionnaire”, comme une vanne, sous entendu : l’important est que Jean-Luc Mélenchon ne fasse pas trop de voix. A l’époque, je n’avais pas la certitude que Hollande allait s’avérer aussi nul, même si je ne l’avais jamais entendu dire un truc intelligent les deux fois où j’avais dîné avec lui. Mon sentiment actuel est que c’est un type d’une médiocrité inimaginable.
Dans les “quartiers”, les gens ressentent-ils la même déception ?
Faïza – En pire, notamment à cause du péché originel sur les promesses non tenues comme le récépissé sur le contrôle au faciès et le droit de vote des étrangers aux élections locales. C’est une question de reconnaissance symbolique de nos parents. Les miens sont tous deux algériens. Cela fait quarante ans qu’ils sont en France, ils aimeraient bien participer à la vie locale. Cela aurait permis de considérer les immigrés de manière positive et non pas comme un problème. Hollande a fait voter le mariage pour tous, on ne comprend pas pourquoi il n’a pas fait de même avec le droit de vote des étrangers.
Emmanuel Todd – Je mets en doute la sincérité du discours socialiste sur les populations d’origine étrangère. Vous leur reprochez de ne pas tenir leurs promesses, je leur reproche de faire des politiques économiques qui aboutissent à la destruction de générations entières dans les banlieues, ce que j’appelle la “xénophobie objective” du PS. Je suis convaincu que les socialistes ne sont pas des vrais gens de gauche. Je considère que la France est dans un état de crise religieuse inconsciente extrêmement grave et que, combinée avec une crise économique infinie, cela produit des conditions dangereuses de développement dialectique et circulaire de l’islamophobie et de l’antisémitisme. L’Allemagne des années 30, avec l’effondrement du protestantisme, était dans un état de vide religieux. Elle connaissait des poussées nationalistes et antisémites. A cela, se rajoute la crise économique de 29. On ne pouvait rien contre le vide religieux mais on aurait évité la crise économique, on aurait évité le nazisme. Aujourd’hui, des dirigeants responsables feraient sortir la France du carcan de la monnaie unique. Le retour au franc permettrait le retour à une France fraternelle.
Mehdi – Sérieusement, votre réponse aux problèmes des banlieues, c’est de revenir au franc ?
Emmanuel Todd – Sortir du mark, si vous préférez. Les questions monétaires sont très compliquées. Je ne dirais pas que les gens des banlieues ne voient pas l’importance des mécanismes monétaires parce que les énarques ne les voient pas non plus !
Emmanuel Todd, vous écrivez que la montée de l’antisémitisme est le moteur de votre livre, alors qu’on a plutôt le sentiment que c’est la manifestation du 11 janvier…
Emmanuel Todd – J’ai longtemps été dans un discours de dénégation sur l’antisémitisme, mais la répétition Merah-Nemmouche-Hyper Cacher, c’est trop pour un statisticien. J’ai craqué et admis la réalité.
Mehdi – Peut-être qu’il faudrait aussi être plus modéré dans votre discours quand vous dites que “les banlieues” sont antisémites…
C’est une analyse personnelle qu’Emmanuel Todd ne prouve pas par ses cartes. Vous trois, constatez-vous une montée de l’antisémitisme dans les banlieues ?
Faïza – Tu parles avec des Juifs, ils se sentent mal, indésirables, insultés. Tu parles avec des musulmans, c’est la même chose. Il y a un effet miroir très frappant de deux manifestations du mal-être en France. Manuel Valls refuse d’utiliser le terme islamophobie car il empêcherait la critique de la religion, ce qui n’est pas le cas. Mais c’est violent de ne pas reconnaître le rejet que subit une femme voilée quand elle se fait agresser. Comment appelle-t-on cela quand le motif est le tissu ? Et quand on empêche les mères voilées d’accompagner les sorties scolaires ?
Mehdi – L’islamophobie est parfois forte dans les médias, comme en une de L’Express. Les musulmans ont du mal à vivre dans certains villages. Je constate aussi l’antisémitisme des adeptes des vidéos d’Alain Soral ou des fans de Dieudonné. D’une oreille, on entend des mecs dire que Soral n’a pas tort, et de l’autre on entend “les musulmans sont tous des terroristes”. Au début de votre livre, vous parlez des frères Kouachi, vous dites très justement que ce sont des Français fragilisés qui se sont fait embrigader. Va-t-on répondre à ce problème par la sortie de l’euro ?!
Vous écrivez aussi que les frères Kouachi sont des cas “psychiatriques”. Mais on ne peut ignorer que leurs actes s’intègrent dans une attaque terroriste pensée par des réseaux terroristes liés à l’islam radical, qui ont un projet politique et idéologique. Ne sous-estimez-vous pas cette dimension ?
Emmanuel Todd – Dans mon livre, je parle d’une sociologie des psychoses. On a recensé un millier de personnes parties faire le djihad, dont certaines ne sont pas d’origine musulmane. J’ai été frappé par la présence de Normands et de Bourguignons. Un ami qui revenait de Bab el Oued s’y est entendu dire : “Pourquoi nous envoyer votre merde, tous ces types qui partent d’Occident faire le djihad ?” Pour moi, cibler l’islam produira un accroissement de l’antisémitisme, tandis que sortir de l’euro permettrait non seulement de la solidarité économique mais aussi de délégitimer les élites. On aboutirait à une réunion nationale plus considérable que la manif du 11 janvier.
Badrou – Contrairement à cette utopie de fête nationale, j’ai plutôt l’impression que, dans l’immédiat, la solution pour les classes populaires c’est l’individualisme, l’entrepreneuriat et l’ascension sociale. Ce que je conseillerais à mon petit frère, c’est d’aller en école de commerce et d’avoir une idée de business bien pérenne plutôt que d’écrire des billets sur les livres d’Emmanuel Todd.
Emmanuel Todd, dans votre livre, vous utilisez l’expression “laïciste radical”. Qu’entendez-vous par là ?
Emmanuel Todd – J’essaie de faire comprendre qu’on est dans une déviation hystérique du modèle laïc. Les gens parlent de l’islam sans connaître. Des espèces de laïcistes fous disent que le Coran est en contradiction avec le code civil français. Le risque pour la société française ne réside pas dans des histoires de statut de la femme – qui n’est pas du tout menacé. Mais les gens sont tellement focalisés sur le voile qu’ils ne voient pas le problème réel que nous pose l’islam : dans un monde inégalitaire, et alors que la tradition française est plutôt égalitaire, l’islam est une religion universaliste porteuse de la valeur d’égalité. En ce sens, l’islam aurait une capacité d’expansion.
Vous déplorez l’élément antiféministe de la culture arabe tout en estimant qu’il va se dissoudre de lui même. Dans l’histoire française, l’égalité des droits entre homme et femme n’a été rendu possible que grâce aux longs combats de groupes féministes.
Emmanuel Todd – Oui, mais ce qui est frappant c’est à quel point cela s’est fait naturellement. Bien sûr, les problèmes des femmes battues ou des différentiels de salaires existent encore. Mais plaçons-nous sur un modèle dynamique d’histoire du rapport entre les sexes, dont le moteur est le rapport éducatif. Actuellement, le véritable problème du monde occidental est que les femmes font en moyenne des meilleures études que les hommes. Les problèmes à venir sont pour les hommes. Pour moi, ce n’est pas l’islam qui est antiféministe mais la culture arabe et ses règles d’héritage, qui existaient avant l’islam. Je ne vois pas comment l’islam pourrait atteindre la condition des femmes en France.
Faïza – Certes, mais ensuite cet antiféminisme de la culture arabe a été gravé dans le marbre par les textes religieux. Chez vous, on est loin du fantasme houellebecquien de Soumission.
Emmanuel Todd – Houellebecq est totalement cinglé sur ces questions. J’ai lu il y a longtemps Les Particules élémentaires. J’ai été frappé par le nombre de femmes qui s’y suicidaient. C’est antistatistique : en réalité les hommes se suicident trois ou quatre fois plus que les femmes.
Selon vous, le nombre élevé de mariages mixtes en France est un bon indicateur d’intégration, mais vos derniers chiffres montreraient plutôt une stagnation…
Emmanuel Todd – Le manque de sérieux dans le rapport entre les sexes va sauver la France. J’ai écrit Le Destin des immigrés en 1994 à l’époque du FN menaçant. Quand les journalistes anglais se foutaient de notre gueule, je leur rétorquais que le taux de mariages mixtes des gamines d’origine algérienne était déjà de 25 % alors que celui des Pakistanaises en Angleterre était quasiment de 0. Sur la base d’une enquête de 2008, j’ai conclu qu’on était resté à des taux élevés mais dans une phase de stagnation.
Cela veut dire qu’il y a une crispation, un empêchement ?
Emmanuel Todd – Pour autant, doit-on tomber dans un délire communautariste ? Cela peut avoir un rapport avec l’enfermement de tous les milieux sociaux sur eux-mêmes, consécutif à une gestion économique démente. Le taux de mariages mixtes élevé des femmes d’origine subsaharienne en France signifie qu’on n’en a pas grand-chose à foutre de la couleur. Par contre, j’ai le sentiment que les Français minoritaires d’origine catho pratiquante sont en voie de réenfermement.
Badrou – J’ai des cousins à Dunkerque, Marseille, Lyon. Toute leur vie, ils ont grandi dans leurs quartiers. J’ai grandi à la cité des 4 000 de la Courneuve. Au collège et en primaire, il n’y avait que des Noirs et des Arabes. Mais ensuite, j’ai été à la rencontre d’autres milieux, d’autres personnes. A Marseille, mes trois cousins vont se marier avec des personnes de la même origine que nos parents. Ça me fait bizarre.
Faïza – Pour moi, la condition du mariage mixte est de rencontrer la mixité, il faut permettre à un enfant d’ouvrier de faire une école de commerce. Si je caricature, il faut permettre à Mohamed de rencontrer Marie-Charlotte. On parle beaucoup de gentrification avec les bobos de Montreuil. Mais ils mettent leurs gamins dans le privé ou contournent la carte scolaire pour les placer dans la meilleure école. C’est très hypocrite. L’école est la solution à tout. Faire une école de commerce coûte très cher, comme une école de journalisme. Psychologiquement, j’ai mis du temps à assumer mon envie d’être journaliste, je me disais que ce n’était pas pour moi car je ne connaissais personne dans ce milieu. Je n’y avais tout simplement pas ma place.
Emmanuel Todd, vous vous dites assimilationniste. A la fin de votre livre, vous plaidez pour un accommodement avec l’islam. Dans ce cas, ne se rapprocherait-on pas plutôt du modèle multiculturaliste ?
Emmanuel Todd – Non, le modèle multiculturaliste est une fiction, un habillage élégant d’une attitude postulant une différence radicale de l’autre, qui aboutit à enfermer les Pakistanais ou les Noirs dans leurs quartiers en Angleterre ou aux Etats-Unis. Le modèle français est plus subtil qu’on ne le pense. La force de la France est d’avoir un merveilleux discours jacobin d’unité et, si ça coince sur une partie du territoire ou avec certains groupes, on gère ça à l’amiable. L’objectif reste la fusion, l’assimilation, l’entrée de tous dans la culture centrale. Mais si une petite proportion de Français se sentent mieux en se disant musulmans, il faut leur foutre la paix et leur donner les mêmes droits que ceux donnés aux catholiques. C’est une application pragmatique du modèle républicain. Si on continue sur le terrain de la confrontation, on court à la catastrophe. Il faudrait peut-être construire plein de mosquées à toute vitesse pour constater qu’elles sont vides.
livre Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? – Sociologie d’une crise religieuse (Seuil), 252 pages, 18 €
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