Les émeutes de Baltimore ont commencé devant le stade de baseball par une baston entre manifestants et supporters blancs des Orioles. Prévisible ? Logique en tout cas. Le sport national est le reflet des malaises qui touchent le pays.
Eric Gardner, New York City : hiver. Michael Brown, Saint Louis : été. Pas de saison pour les bavures policières et son possible corollaire, les émeutes raciales. Mais il y en a une pour le baseball, le national pastime américain. D’avril à octobre. Sur la côte Est aux hivers rudes, le gong de la reprise sonne comme la fin d’une déprimante hibernation. Baseball rime avec bon temps, parcs, barbecues et caisses de bière.
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C’était jour de match ensoleillé à Baltimore, ce samedi 25 avril. Et jour de manifestation. Le mélange a tourné au vinaigre. Dwight Watkins était présent. Natif de Baltimore, cet ancien dealer devenu écrivain raconte cette scène dans un édito du Times consacré aux brutalités policières dont il est témoin depuis l’enfance :
« Dans leur ensemble, les manifestations étaient pacifiques. Les premières violences n’ont pas éclaté avant cette manifestation agitée, mais non violente, partie du City Hall. Un groupe dont je faisais partie s’est dirigé vers Camden Yards, où les Orioles jouaient contre les Boston Red Sox. Alors qu’on défilait dans la rue de la soif, des fans blancs, aux couleurs des deux équipes, sont sortis des bars et se sont mis à scander : “We don’t care ! We don’t care !” [“On s’en fout”]. Certains nous ont traités de singes et de gorilles. Cela a dégénéré. Des gens ont été blessés. »
Les événements du lendemain sont connus du monde entier : situation hors de contrôle, bâtiments et voitures de police brûlées. La ville est en état de siège. Les chaînes d’info filment les manifestants en continu depuis des hélicoptères, dans une scénographie que les téléspectateurs connaissent par cœur depuis les émeutes de Los Angeles.
La garde nationale est déployée. Les autorités instaurent un couvre-feu, en écho aux émeutes raciales des années soixante qui ont entraîné l’exode massifs des Blancs des centres-villes vers la banlieue. Et pour la première fois de son histoire, Baltimore annule le match des Orioles du lundi.
Le boss de Orioles prend parti pour les manifestants
Un match des Orioles reporté, c’est du jamais vu, même pendant la Seconde Guerre mondiale. Consternation absolue chez les fans, qui s’en prennent aux thugs (vandales) en écho avec les médias conservateurs.
Contre toute attente, le directeur général du club prend parti pour les manifestants. John Angelos se fend d’un tweet pour dire aux fans de se calmer :
« Il y a un contexte bien plus large pour des Américains de Baltimore qui n’ont pas de travail, perdent leurs droits civiques, économiques, juridiques. Les tracas du report d’un match de baseball sont absurdes à la lumière des souffrances que le gouvernement inflige à des Américains ordinaires.”
Le dirigeant d’une des franchises les plus prospères de la ligue semble le reconnaître : oui, la police a un problème avec les Noirs – c’est pour ça que les gens manifestent. Il sait aussi que le base ball a le même problème. Les Noirs ne se sentent pas conviés à la fête et rejetés de ce ciment culturel. Les dernières émeutes en sont la parfaite illustration.
Autour des stades se concentre l’activité économique
Les centres-villes de Saint Louis, Detroit, Boston et Baltimore sont organisés selon le même schéma. Les stades sont des cathédrales du sport et du shopping autour desquels se concentre toute l’activité économique, tandis que beaucoup de ghettos habités par des Noirs pauvres s’étendent dans un second cercle. Le stade des Baltimore Orioles, Camden Yards, se situe près des docks, dans un centre-ville refait à neuf avec grands hôtels, centre de congrès, pubs avec beignets de King Crab à 18 dollars. Camden Yards a été construit en 1992 avec de grosses ficelles néo-vintage pour créer une illusion de patine historique et rappeler le bon vieux temps des tribunes en bois. Le parfum de l’ancien, avec tous les aménagements modernes en merchandising.
Les jours de match, la place de parking coûte 30 dollars. Les familles de banlieue viennent en voiture, passent leur journée dans cette petite ville dans la ville – et désertent la ville une fois le match terminé. Elles ont dépensé tout leur argent à l’intérieur du stade. Deux mondes se sont croisés sans se saluer, et la dernière fois qu’ils se sont faits coucou, ça s’est terminé en émeute.
Depuis la création du sport jusqu’à la fin de la ségrégation, le baseball fonctionnait comme le pays : à deux vitesses, une par couleur de peau. Noirs et Blancs jouaient dans deux systèmes hermétiques, la « League » et la « Negro League ». Chacune avait son public et ses héros. La barrière raciale a été brisée par Jackie Robinson, premier Noir à jouer pour les Brooklyn Dodgers en 1947. Robinson est bien plus célèbre que Jesse Owens, le sprinter noir des JO de Munich de 1936 qui avait écrasé les athlètes “aryens”, à la grande fureur de Hitler. Robinson a tellement marqué l’histoire de son sport qu’aucun joueur n’aura plus jamais le droit d’utiliser son numéro de dossard, le 42.
Les enfants noirs qui ont grandi en écoutant ses exploits à la radio se sont taillé un chemin sur le pré, et un joueur sur dix de MLB était noir en 1980. Mais l’effet Jackie Robinson est depuis longtemps retombé. Le taux de joueurs noirs en MLB est retombé à 8 % et le chiffre est en baisse constante. C’est un sujet peu abordé dans les médias, pourtant friands de scandales liés à la discrimination. Lors de la finale des World Series l’an dernier entre San Francisco et Saint Louis, aucun joueur sur le pré n’était noir. Pour cet événement censé passionner tout le pays, la couleur des visages dans les tribunes était relativement homogène, à 90 % blanche. Comme la police de Ferguson.
« Si vous perdez les Noirs, vous perdrez la jeunesse d’Amérique ! »
Les Afro-Américains ne bandent plus pour le baseball. Exception faite de l’apport des immigrés latinos, le sport vieillit, se blanchifie et se recroqueville. La première personnalité à jeter le pavé dans la mare est l’acteur Chris Rock. Le comédien se sent tellement seul en tant que Noir fan de baseball qu’il en a produit une tribune de sept minutes pour l’émission d’HBO Real Sports. La vidéo date d’une semaine avant les émeutes :
« Je suis une espèce en voie de disparition. […] Les Noirs sont les trendsetters de ce pays, ils décident de ce qui est cool ou non », martèle-t-il. « Message à la ligue : si vous perdez les Noirs, vous perdrez la jeunesse d’Amérique ! » Le téléspectateur moyen d’un match est un homme blanc de 53 ans : “C’est pas un public, ça. C’est un rassemblement du Tea Party !”
Chris Rock désigne plusieurs responsables : la lenteur du jeu, mais aussi et surtout l’ambiance rétrograde et le poids des traditions. L’interdiction de célébrer un bon coup de batte. Il prend aussi l’exemple de ces matchs de gala très prisés dans le Sud où les participants s’habillent à la mode d’autrefois. Les tenues datent de la guerre de Sécession et les matches sont souvent joués dans des anciennes plantations.
Les règles sont anciennes, les codes aussi. Chris Rock rappelle qu’à l’époque les joueurs de Negro League faisaient les clowns avec les balles, comme les Harlem Globe Trotters, “C’était des magiciens.” Cette tradition festive a disparu avec la Negro League. “Le baseball aux Etats-Unis, c’est un peu comme Wimbledon au tennis ou une visite protocolaire à la reine d’Angleterre… Il y a plein de codes relous. Et une seule manière de jouer : la manière blanche.”
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