Enlèvements, meurtres, tortures, le régime du maréchal al-Sissi plonge la population égyptienne dans l’effroi. Et la communauté internationale reste silencieuse.
C’était le 13 janvier 2014, Ashraf a appelé pour me dire qu’il allait chercher une licence à l’école qu’il dirige. Ses collègues l’ont vu passer un coup de fil devant l’entrée… Il n’est jamais revenu.” Depuis deux ans, Maha n’a plus entendu la voix de son “amoureux”, dit-elle les yeux brumeux. “J’ai tout fait pour le retrouver, au-delà même de l’imaginable.”
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Pendant des jours, elle a écumé les hôpitaux et les prisons d’Egypte, trimballant avec elle une valise de photos. Au fil de ses recherches, elle découvre qu’Ashraf, de son vrai nom Rafaat Faysal Shehata, a été vu après sa disparition, dormant sur une banquette des bureaux de la Sécurité nationale.
Une campagne face à l’intensification inquiétante des disparitions
Elle dépose une plainte mais aucune liste de prisonniers ne contient le nom de son mari. Plus récemment, il aurait été reconnu par un ancien prisonnier dans une cellule d’Al Azouly, prison plantée dans une zone militaire à l’ouest de la ville d’Ismaïlia.
L’endroit, dont l’existence a été révélée par plusieurs ONG internationales en 2014 et qu’on a qualifié de “cimetière”, est connu pour renfermer secrètement plus de huit cents personnes, sujettes aux viols et aux tortures. “On l’a vu dans des bâtiments officiels, mais le ministère de l’Intérieur me soutient qu’il ne sait pas où il est”, se désole Maha.
“Des personnes sont arrêtées par les forces de sécurité chez elles”
“Des personnes sont arrêtées par les forces de sécurité chez elles, dans la rue ou à leur travail et disparaissent”, explique Mohamed Lotfy, fondateur de l’ECRF, une ONG qui a lancé une campagne face à l’intensification inquiétante du phénomène.
Les victimes sont principalement des hommes entre 14 et 65 ans. Ils sont kidnappés et torturés pour obtenir des aveux sur les personnes qu’ils fréquentent, les mobilisations à venir ou les gens qui y participent. “Faire disparaître plutôt que d’arrêter officiellement, c’est gagner du temps pour forcer à donner des informations”, précise Lotfy.
“On a tendance à croire que certains d’entre eux sont morts”
“Après plusieurs mois sans preuve tangible de vie, on a tendance à croire que certains d’entre eux sont morts”, explique Mokhtar Mounir, avocat de familles de disparus. Perdus dans l’imaginaire collectif, ces visages restent imprimés sur les tracts que les proches distribuent et postent sans relâche sur les réseaux sociaux.
“Avez-vous vu Bassouny ?” “Avez-vous vu Ahmed ?” “Et Giulio ? L’avez-vous vu ?” Ce doctorant italien rejoignait son ami Gennaro en centre-ville. Volatilisé dans la poussière de la capitale, Giulio sera retrouvé une semaine plus tard dans un ravin, torturé à mort.
Les enquêteurs italiens ont fait parler son corps meurtri : brûlures de cigarettes, ongles arrachés, parties génitales électrocutées, plaies à l’arme blanche, vertèbres explosées. Une partie de la société égyptienne l’affirme : “C’est la signature des renseignements”.
“On fait croire à des crimes crapuleux”
Deux jours plus tard, des témoins admettaient avoir vu, le soir de sa disparition, des policiers en civil l’embarquer. Le monde s’est ému du sort de ce jeune Italien qui préparait une thèse sur les syndicats ouvriers, pas vraiment au goût des pontes de l’autocratie, ressuscitée depuis l’élection du maréchal al-Sissi. Mais les Egyptiens qui subissent le même sort que Giulio sont nombreux.
Nombreux aussi, comme Gennaro, à attendre un ami ou un frère qui ne revient pas. “En janvier, c’est le quatrième corps que l’on retrouve, explique Lotfy. On dirait qu’un nouveau scénario émerge. Pour empêcher les gens de raconter ce qu’ils ont subi, on les tue et on fait croire à des crimes crapuleux.”
Parmi ces morts, Ahmad Galal. Dix jours après son arrestation chez lui, sa famille recevait un coup de fil lui demandant de récupérer son corps à la morgue. Ahmad aurait reçu une balle dans la tête mais les circonstances de son décès restent inconnues.
“On demande aux familles de signer des rapports de décès falsifiés”
“Les autopsies ne sont pas faites de manière indépendante. On demande régulièrement aux familles de signer des rapports de décès falsifiés, souvent maquillés en suicide, rappelle Mounir. C’est un système entier d’oppression qui englobe l’appareil sécuritaire, l’armée, les renseignements, les enquêteurs, les juges. Tout est organisé pour cacher leurs méfaits.”
“Si vous parlez, on vous attrapera de nouveau”
D’autres s’en sortent. C’est grâce à eux que les associations peuvent étayer leurs accusations même s’il est difficile de les faire parler. “Ils reçoivent des menaces : si vous parlez, on vous attrapera de nouveau ou on prendra votre mère, votre père, votre femme”, assure Lotfy.
Depuis 2014, l’ECRF a recensé plus de 2000 personnes cachées par l’appareil sécuritaire égyptien. Entre août et novembre 2015, les organisations avaient relevé 340 cas de disparitions. Plus de 60 pour le seul mois de janvier 2016, l’équivalent de trois par jour. Un chiffre certainement plus élevé dans la réalité puisque la peur des représailles fait son travail de muselage.
C’est le cas pour Esraa el-Taweel, qui refuse de nous rencontrer malgré la médiatisation de son histoire. Arrêtée avec des amis, elle est reconnue dans la prison de Qanater, deux semaines plus tard. “Les kidnappings de groupe sont fréquents, explique Halim Hanesh, son avocat. Ils cherchent une personne mais si vous êtes avec elle ou s’ils ne la trouvent pas, ils vous emmènent en espérant que vous en savez autant.”
Activistes, politiques, chercheurs et étudiants disparaissent
Dans le cas d’Esraa, son ami Sohaib était la cible, soupçonné d’être proche des milieux islamistes. Les enlèvements ont commencé après le renversement de Mohamed Morsi en 2013 et visaient les partisans de l’ancien président islamiste.
Des rafles qui, tant qu’elles concernaient les Frères musulmans, ne suscitaient que peu d’émotion au sein de la population. “Mais les victimes ne sont plus seulement les islamistes. Aujourd’hui, ce sont les activistes, les hommes politiques, les chercheurs, les étudiants”, note Lotfy.
Le gouvernement fait planer un état d’urgence officieux
Esraa, forcée à confesser des projets d’attaques contre la police puis assignée à résidence, a été le premier cas médiatisé à embarrasser les autorités. Sous couvert de menace terroriste, le gouvernement paranoïaque fait planer un état d’urgence officieux sur le pays et terrorise la population.
Ceux qui parlent prennent d’énormes précautions. Youssef est sorti totalement brisé d’une succession d’humiliations et de violences. Arrêté dans le centre du Caire à l’été 2014, il a cru mourir mille fois sous les outils de ses bourreaux. Il accepte de nous rencontrer puis se ravise. Il acceptera finalement d’envoyer son témoignage par le biais de fichiers sonores cryptés. Dans sa voix, toujours les mêmes images insoutenables qui se dessinent.
“Ils m’ont torturé comme personne ne peut l’endurer”
Un bandeau noir sur les yeux, un pick-up rutilant et un commissariat du centre-ville. “On connaît ta vie par cœur. Alors soit tu avoues, soit tu vas endurer des choses que tu n’as même jamais imaginées”, le menace-t-on. Les officiers qui le détiennent lui laissent trois minutes de réflexion, “après on revient t’électrocuter les couilles, tu devrais passer aux aveux”.
Assailli de questions, torturé, Youssef est sommé de porter des accusations sur des gens qu’il ne connaît pas. “Ils m’ont dit que si je ne parlais pas, ils me mettraient sur le dos des affaires de vandalisme et de terrorisme.” Transféré en cellule, il y passera seize mois. “J’y ai vécu un calvaire inimaginable. Ils m’ont torturé comme personne ne peut l’endurer.”
Il risque trente-cinq ans de prison pour vandalisme et appartenance à un groupe terroriste. Youssef paierait selon lui sa participation à une manifestation à l’université d’Ain Shams lors de laquelle il avait été repéré. Désormais, il vit dans la peur de croiser à nouveau le chemin d’un de ces officiers.
“Ils ont défoncé notre porte et ont pris mon père, mon frère et moi”
D’autres se montrent au grand jour. “Je n’ai rien à perdre”, assure Nour. Il enchaîne les cigarettes et déroule le fil de son histoire. Dans la nuit du 24 mai 2015, il a vu débarquer des policiers dans l’appartement familial au sud d’Alexandrie. “Ils ont défoncé notre porte et ont pris mon père, mon frère et moi.” On les sépare et les emmène dans différents postes de police.
Nour est attaché en hauteur, électrocuté, brûlé ; ses tortionnaires lui martèlent le nom d’Eslam Atito comme un avertissement : “Tu sais ce qu’on lui a fait ?” Le jeune étudiant avait été retrouvé le corps criblé de balles après avoir été forcé à monter dans une voiture de police, quelques semaines plus tôt.
Nour raconte le bureau crasseux dédié aux tortures, les cellules d’un mètre carré et les extensions où croupissent des dizaines de personnes. Au terme de quatre jours d’interrogatoire, il est abandonné dans le désert. Son père est aussi libéré mais son frère ne donne plus signe de vie.
“Il est torturé inlassablement et je sais parfaitement comment”
Nour retrouve sa trace en septembre, dans un tribunal d’Alexandrie. “Je ne l’ai pas reconnu”, souffle-t-il en tendant son smartphone. Sur l’écran, un homme hagard, barbu, amaigri. Seuls ses vêtements, les mêmes que le jour de son arrestation, quatre mois auparavant, permettent à Nour de reconnaître son frère. “J’ai eu l’impression qu’il avait été transporté dans un mauvais film égyptien des années 70, plaisante-t-il pour cacher son émotion. Il est torturé inlassablement et je sais parfaitement comment.”
L’Egypte a d’excellentes relations avec les puissances occidentales
“En toute confiance, je peux vous dire qu’il n’y a aucun cas de disparition forcée en Egypte, et ceux qui assurent le contraire devront fournir des preuves”, assurait le ministère de l’Intérieur en octobre dernier. Pourtant, treize affaires ont déjà été rapportées aux Nations unies, “mais il faut les preuves d’une systématisation et un nombre massif de victimes pour pouvoir étudier le problème”, assure Nasser Amin, le président du National Council for Human Rights.
“Si nous arrivons à prouver que c’est un phénomène systématisé, l’Egypte peut être déférée devant une cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Mais nous n’en sommes pas encore là, note aussi Mohamed El Messiry, chercheur pour Amnesty International. L’Egypte se présente comme la grande puissance capable de vaincre le terrorisme. Ce que nous essayons de dire, c’est que ce n’est pas le terrorisme qu’ils combattent, mais toute la population.”
Problème, l’Egypte est membre provisoire du Conseil de sécurité de l’ONU et joue de sa stabilité relative pour cacher ses exactions derrière la lutte antiterroriste dont elle se fait le pivot régional. Elle a aussi d’excellentes relations avec les puissances occidentales et, en premier lieu, la France. François Hollande se rendra d’ailleurs au Caire en avril pour la deuxième fois en moins d’un an, faisant fi des questions des droits de l’homme, au profit de contrats juteux. JLB et MA
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