Attaqué en diffamation de toutes parts pour la révélation de mécanismes qui ont accouché de la crise financière, Mediapart accuse l’Elysée d’« acharnement » et « de menaces sur le pluralisme de la presse ». Edwy Plenel, son créateur, décrypte pour nous les enjeux de l’affaire, défend sa position et esquisse un horizon pour la presse indépendante en ligne.
Mediapart, et donc vous indirectement, faîtes l’objet de onze plaintes. Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a menés à cette situation ?
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Lorsque nous avons créé Mediapart, nous avons voulu que ce soit un lieu indépendant qui enquête au cœur de l’opacité la plus grave, la plus lourde pour nos sociétés. Qui n’est pas forcément l’opacité étatique, les secrets d’Etat, mais plutôt celle du monde de la finance, du monde économique. C’était début 2008. Notre première enquête, symbolique de tout cela, a été une vaste investigation sous la plume de Laurent Mauduit, autour des caisses d’épargne. Tout ce que cette enquête a révélé a été confirmé par la suite et montre les mécanismes qui ont été au cœur de la crise financière qui s’est développée depuis. L’enrichissement indu des dirigeants, la fuite dans la spéculation financière, la bulle immobilière… Les mirages de toute cette époque. Nous avions donné l’alerte grâce à cette enquête, qui montrait comment à partir d’un établissement lié à l’épargne populaire, qui devrait normalement profiter au logement social, on en est passé à confier cet argent à des dirigeants oubliant leur mission, s’enrichissant de manière excessive, et finalement courant à la catastrophe. Tout ce qui s’est passé depuis était annoncé dans nos articles : le trou des caisses d’épargne, la faillite de Natixis, le départ des dirigeants sous la contrainte des autres représentants des caisses régionales d’épargne, et finalement, l’ultime épisode : la prise en main de cet établissement qui devient le deuxième établissement bancaire français, Banque Populaire-Caisse d’épargne, par l’Elysée directement, avec Nicolas Sarkozy qui impose son homme c’est-à-dire le secrétaire général adjoint de l’Elysée. Et cela a été notre dernière révélation, montrant que ce haut fonctionnaire (et nous n’avons rien contre lui personnellement) s’est occupé au Ministère des Finances de ce dossier, s’en est occupé ensuite comme banquier privé chez Rothschild, et s’en est à nouveau occupé au nom de l’Etat. Et c’est une règle déontologique élémentaire de la fonction publique, il ne peut pas être juge et parti et ne pouvait pas se retrouver ensuite à la tête de cette banque. Tout cela a alimenté le débat public et été repris par les parlementaires de l’opposition, le centre compris. Et échange de quoi, au lieu d’avoir des interlocuteurs qui répondent à nos questions, qui suscitent des débats contradictoires, qui proposent même des droits de réponse qui rectifient s’ils pensent que nous sommes excessifs dans nos commentaires, nous avons reçu une cascade de plaintes, qui visent à nous écraser.
Comment cela ?
Lorsque l’on fait une plainte, c’est à la loyale, mais lorsque l’on en fait onze ! Cela vise tout ce que nous avons écrit – car c’est une enquête très longue, composée d’une dizaine d’articles. Et cela, alors que les faits sont établis. De fait, le but de ces plaintes est de nous affaiblir financièrement, d’affaiblir notre image, d’affaiblir un média indépendant comme le notre, de nous impressionner. Mais cela ne nous impressionne pas. S’ils maintiennent, nous ferons publiquement le procès de ce scandale financier, le procès du capitalisme financier, et c’est pour cela que nous avons réagi par une pétition publique, cosignée par des personnalités très diverses, des intellectuels, des artistes, des figures politiques de François Bayrou et Dominique De Villepin à Olivier Besancenot en passant par toutes les nuances intermédiaires. Pour en faire un enjeu qui permette de soulever cette question. Nous ne sommes pas au dessus des lois, nous acceptons que l’on nous fasse des critiques, mais nous disons que ce qui nous est fait là n’est pas loyal, c’est fait pour nous écraser, nous déstabiliser.
La menace est-elle essentiellement d’ordre financier ?
Pour une petite entreprise indépendante comme la notre dont la rentabilité est à faire et qui a investi tous ses fonds propres dans la production de contenu, une ponction de plusieurs milliers d’euros rien qu’en frais de justice, c’est considérable. Sans compter que la Justice peut se tromper parfois. Comme le Zola de J’accuse, je pense que nous avons raison, mais à l’époque il avait été condamné. Il ne faut jamais croire que l’on gagne automatiquement devant la justice, on peut se retrouver face à une grosse machine financière qui trouve des arguties, qui fait pression sur l’institution judiciaire, et pour cela il faut prendre la mesure de l’ampleur de l’attaque. Ce n’est pas n’importe quelle machine qui se met en branle, au fond c’est ce mélange des genres entre l’Etat, la puissance publique et les puissances privées, le capitalisme financier.
On vous attaque onze fois en diffamation. Ne pensez-vous pas que le choix de ce chef d’accusation vise à retourner le procès en déontologie que vous dirigiez contre l’Etat ?
Lorsque vous faîtes une enquête, une longue série d’articles, cela passe par des tâtonnements. Tout le monde sait que sur cette affaire toutes les questions que nous avons révélées sont confirmées. Mais si vous jouez sur les arguties procédurales, vous direz que tel terme était excessif, telle phrase est imprécise. Nous essayons de montrer que nous étions de bonne foi. Lorsque nous étions imprécis, l’article suivant le lendemain précisait les choses. C’est comme ça que se joue un procès de presse. Surtout quand on ratisse large : c’est comme si vous preniez un livre et plutôt que de poursuivre sur un point précis, vous englobiez tout. Cela va donc être une bataille, j’espère bien qu’on la gagnera, mais je ne suis pas sûr. Toutefois, lorsque l’on est un petit journal et que l’on s’attaque à si gros, le jour où l’on nous donne ainsi rendez-vous sur le pré, je pense qu’il faut y aller en montrant que c’est un enjeu qui n’est pas seulement celui de Mediapart, que c’est un enjeu qui nous dépasse, un bien commun, la liberté d’enquête dans un domaine précis qui est le plus opaque, le plus secret, le monde de la finance.
Dans le cadre de l’affaire France 3, Pierre Haski de Rue89 qui fait également l’objet de poursuites judiciaires nous parlait d’intimidation vis-à-vis de la très indépendante presse Internet. Souscrivez-vous à cela ?
Bien sûr, c’est une presse encore fragile, donc c’est elle que l’on poursuit. Ce n’est pas l’autre presse qui s’est assagie et va d’un pas de sénateur sans sortir d’information vraiment dérangeante. Vous savez bien comment fonctionne la Justice, si c’était une science exacte, il n’y aurait pas de procédure d’appel. Et donc vous pouvez gagner en première instance pour perdre ensuite, ou bien perdre pour ne gagner que deux ans plus tard. Tout cela est long et le but est donc d’impressionner, d’autant plus qu’encore une fois on ne nous attaque pas sur un point précis en nous disant « Là vous vous êtes trompés et nous ne le laisserons pas passer » – cela je le comprendrais. Mais on ratisse large, on prend l’ensemble des passages d’une dizaine d’articles, en somme ils nous signifient que même si nous gagnons sur la majorité des points, ils trouveront peut-être un petit point de détail pour pouvoir dire que nous avons perdu. C’est de cette symbolique qu’ils veulent jouer. Pourtant pour moi nous avons déjà gagné : nos articles sont parus début 2008, et la crise des caisses d’épargne qui a suivi n’a fait que confirmer ce que nous avions écrit. Mais les plaintes ont été maintenues et augmentées d’une supplémentaire. On voit bien que c’est l’éléphant qui veut écraser le moustique. Le moustique se défendra.
L’éléphant, pour vous, c’est en partie l’Elysée ?
Bien sûr ! Nous avons une présidence qui est dans le mélange des genres le plus total. L’affaire des caisses d’épargne est complètement imbriquée à l’univers de Nicolas Sarkozy. Mr Charles Milhaud est très proche du président, Mr Alain Minc a été conseiller de Charles Milhaud, Mme Hortefeux a travaillé dans cet univers… Nous sommes dans un monde qui est le leur et c’est de ce monde qu’émane la décision d’essayer de nous frapper. Nous ferons donc le procès de ce monde-là, mais la situation du pays au niveau des libertés et au niveau judiciaire montre que la partie n’est pas gagnée d’avance. C’est pour cela que nous avons décidé d’alerter l’opinion, et la profession, qui est en difficulté économique, démocratique, morale et professionnelle. C’est la raison d’être de Mediapart.
Par-delà cette affaire, comment va Mediapart un an après son lancement ?
Mediapart a gagné trois choses en un an. Une image de média indépendant, régulièrement cité, qui n’est pas marginal. Une image de journalisme de qualité sur Internet, contrairement à la diabolisation de l’univers de la toile en vogue dans les milieux du pouvoir. Et surtout un modèle économique qui était pourtant moqué lors de notre lancement : ce modèle mixte qui assume une gratuité démocratique d’échange et de partage participatif autour de nos informations et en même temps revendique le fait que notre travail a un prix, qu’il y a une valeur de l’information originale et de qualité. Notre petite entreprise gagne plusieurs dizaines d’abonnés tous les jours, développe ses recettes complémentaires et en suivant nos courbes actuelles, atteindra logiquement sa rentabilité en 2011.
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