Ce n’est pas parce que l’on s’en sert qu’on en est dupes. Quand on y réfléchit, quoi de plus arbitraire que cette découpe décennale des siècles ? Peut-on vraiment croire que l’histoire dans son déroulé impétueux ménagerait des effets de sens et des ponctuations tous les dix ans comme une team de scénaristes charpente sa série en ménageant des saisons ?
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On a beau se raisonner, se répéter que cette perspective décennale n’est qu’un hasard calendaire, quelque chose insiste, résiste à la raison et nous fait dire que, quand même, si on se retourne sur le XXe siècle, les années 1920, les années 1930, les années 1970 ou 1980, ce ne sont peut-être que des balises arbitraires, mais chacune d’elles charrie son lot d’imagerie, de mythologies propres. Et c’est tout un régime sensible, fait de couleurs, de musiques, de vêtements, d’événements collectifs heureux ou traumatisants qui ressuscite avec.
Des événements traumatisant, la décennie en a comporté un certain nombre – des deuils cruels, des flambées de violences embrasant notre quotidien. Dans le dictionnaire des mots-clés de la décennie (p. 34), un nom commun, pourtant ancien, a pris une tonalité nouvelle : “urgence”.
Etat d’urgence, urgence climatique… L’historien des idées François Cusset analyse avec nous (p. 28) comme ce sentiment a pris une ampleur nouvelle, mettant en doute la possibilité même d’un avenir. C’est le monde dans son ensemble qui semble soumis à un régime d’accélération sur lequel il semble complexe d’avoir prise. Et il ne faudrait pas que le storytelling de l’accélération et de l’urgence produise plus d’affolement que d’action, plus de découragement que de volonté de transformation.
Il revient alors à l’art de permettre de penser d’autres vitesses, d’autres rapports au temps que celui de l’accélération. Ces autres régimes de vitesse, cela peut être les labyrinthes mentaux et temporels de Twin Preaks, the return (près de 18 heures à crapahuter dans les lacis du temps pour accoucher d’une seule question : “Mais quand sommes-nous ?” et le hurlement convulsif de Laura Palmer à cette réponse suspend à jamais la série), les focus et arrêts images qu’impose une littérature qui, de Florence Aubenas à Philippe Lançon, de Virginie Despentes à Edouard Louis, s’est particulièrement attachée à forger des outils de compréhension du monde dans lequel on vit.
C’est aussi les montages sonores prodigieux de Kanye West, dont les feuilletés de samples tracent une profondeur de temps dans laquelle on s’enfonce. Ou encore les marathons scéniques fous de plus d’une dizaine d’heures de Julien Gosselin embrassant des romans qui font redéfiler des décennies entières (Bolaño, Don DeLillo).
A l’imposition d’une accélération du monde, l’art oppose sa faculté à décélérer. Décélérer pour voir et comprendre. Ce numéro invite à se retourner sur les plus belles trouées de temps de la décennie, celles qui mettent le monde en perspective. Et aussi à partager l’expérience des artistes qui les ont initiées et racontent comment, comme nous, ils ont traversé ces dix années passionnantes et terribles.
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