Paris a beau être la capitale de la mode, la France est la grande absente du classement mondial des meilleures écoles, au bénéfice des anglo-saxonnes. Enquête.
Le classement publié en août par le média anglais Business of Fashion (BoF pour les intimes) a de quoi étonner dans les studios de mode en France. Parmi les vingt-quatre écoles de mode internationales scannées par l’enquête, là où sept anglaises et sept américaines se taillent la grosse part du gâteau, aucune française dans la catégorie “undergraduate” (équivalent bac + 3), et une seule, l’Institut français de la mode (IFM), qui finit septième sur dix, dans la catégorie “graduate” (équivalent master).
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Pourtant, la France ne manque pas de candidates : une dizaine d’écoles dispensent des formations de mode, la plupart depuis plusieurs décennies, et comptent quelques milliers d’élèves. Comment les écoles françaises sont-elles passées au travers de ce classement ?
Le premier constat est que les collections des plus grandes maisons françaises ne sont pas imaginées par des designers français, mais par le Belge Raf Simons chez Dior, l’Anglaise Phoebe Philo chez Céline ou encore Karl Lagerfeld chez Chanel. Le système français est-il défaillant pour autant ?
De nombreux créateurs sont issus des écoles françaises
En décortiquant le CV des créateurs français qui défileront cette saison pendant les fashion weeks, la plupart sortent pourtant de ces écoles. Nadège Vanhee-Cybulski, directrice artistique de la femme Hermès, est passée par l’IFM. Le directeur de création de Nina Ricci, Guillaume Henry, par Duperré puis par l’IFM ; Alexandre Mattiussi, fondateur et DA d’AMI, est lui aussi diplômé de Duperré. Julie de Libran, à la tête de la création chez Sonia Rykiel, a étudié à Marangoni (à Milan), puis à l’Ecole de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Olivier Rousteing (Balmain) est lui sorti de l’Esmod (Ecole supérieure des arts et techniques de la mode).
Il y a quelques autodidactes – Nicolas Ghesquière, Christophe Lemaire ou le vibrionnant Jacquemus – mais ils restent des exceptions. Chez les jeunes marques les plus excitantes du moment, acclamées y compris à l’étranger, de nombreux créateurs sont là encore issus des écoles françaises. C’est notamment vrai pour Jour/Né – Lou ayant fait le Studio Berçot, et Jerry l’école Mod’Art. C’est d’ailleurs sur les bancs de Mod’Art que se sont rencontrés Sébastien Meyer et Arnaud Vaillant, le duo derrière Coperni, qui s’est vu confier les rênes de la création de Courrèges.
Business of Fashion : un classement a affiné
Si aucune de ces écoles n’apparaît dans le classement de BoF, c’est en partie dû à la méthodologie de ce classement. Le média anglais a présélectionné les écoles invitées à participer à l’enquête : en France, l’IFM, l’Esmod et l’Ecole de la Chambre syndicale. Les deux dernières n’ont pas rempli les critères minima que nécessitait l’enquête statistique.
Mais, au-delà de ces trois écoles, pourquoi les autres ne sont-elles pas apparues sur le radar de BoF, constitué par des professionnels de l’industrie ? “On s’est concentrés sur les écoles reconnues comme les meilleures”, tranche Imran Amed, l’hyperactif boss de BoF. Il ajoute :
“Nous espérons avoir plus d’écoles françaises qui participeront dans le futur. Notre but est d’avoir le classement le plus complet et le plus objectif possible.”
Ecoles publiques et institutions privées
Quand on se penche sur le paysage des écoles de mode, la disparité frappe d’entrée. Des écoles publiques comme Duperré ou les Arts Déco y côtoient des institutions privées comme le Studio Berçot, l’Atelier Chardon Savard, Marangoni-Paris ou encore Esmod et Mod’Art.
Deux écoles au statut un peu particulier complètent le portrait de famille : celle fondée et dirigée par les Maisons de mode françaises, l’Ecole de la Chambre syndicale de la couture, et l’Institut français de la mode, soutenu par le ministère de l’Industrie et les industriels du textile (un cercle plus informel et plus large que le club fermé de la Fédération de la couture).
Les intitulés et les diplômes varient autant que la durée des cursus : deux ans pour le Studio Berçot, quatre années pour l’école de la Chambre syndicale, BTS en trois ans à Duperré, un an d’équivalent bac + 4 à l’IFM. Le monopole de la diplômation LMD (licence-master-doctorat) étant réservé à l’enseignement supérieur, toutes ces écoles ont construit leur cursus en parallèle du système harmonisé européen.
Statuts divers, moyens inégaux
“Un vrai handicap du système français par rapport à ses homologues anglaises ou australiennes”, selon Sylvie Ebel, la directrice générale adjointe de l’IFM. “Un imbroglio très franco-français, soupire le boss de l’Ecole de la Chambre syndicale François Broca, qui rend les diplômes illisibles depuis l’étranger.” La diversité de statut se répercute sur les moyens de chaque école, qui peuvent varier du tout au tout.
Il y a forcément un gouffre entre le budget d’une école publique comme Duperré, où l’éducation est gratuite, et les écoles privées, dont les scolarités sont payantes au prix fort (entre 8000 et 13000 euros l’année). Cet écart n’est rien en comparaison de celui qui sépare les écoles françaises de leurs homologues anglo-saxonnes, dont les budgets sont bien supérieurs.
Des enseignements en prise avec la réalité
A quoi ressemble l’enseignement dans une école de mode française ? Marie Rucki reçoit l’œil malicieux et la clope à la main dans les locaux de l’école qu’elle dirige depuis plus de quarante ans, le Studio Berçot, niché sur quatre étages entortillés autour d’une cour dans une petite rue du Xe arrondissement. A peine assise, elle claque dans un sourire : “La mode, c’est la fumée de cigarette, il faut apprendre l’insaisissable.” Derrière l’image, une approche, que résume le “mentor” des 2e année, Jean-Denis Franoux :
“Avant d’apprendre le métier et les techniques, on leur inculque la culture de la mode, qu’ils n’ont pas en arrivant, à hiérarchiser les maisons, identifier les courants, se familiariser avec un langage, celui de la mode.”
Clara a 27 ans, elle attaque sa deuxième année au Studio Berçot après avoir étudié le commerce international et glané un master de mode et création à Lyon. “ça fait cinq ans que je voulais intégrer cette école, parce que je savais qu’on y apprend de manière autonome, on nous guide tout en nous laissant résoudre des problèmes. Par exemple, si l’on doit créer une robe, c’est à nous d’aller acheter des robes en magasin et d’étudier comment elles sont faites. Les profs sont durs mais ils sont passionnés et ils nous préparent vraiment au monde de l’entreprise : j’ai bossé deux ans dans la mode avant de venir ici et c’est vraiment fidèle.”
“Tu dors moins pendant deux ans, mais ça vaut vraiment le coup et je ne regrette absolument pas”, conclut celle qui ira faire son stage à Londres en fin d’année – “si possible chez Stella McCartney, Erdem ou Mary Katrantzou”. En attendant, elle s’apprête à passer pas mal de temps dans les grandes pièces en U traversées par des rideaux, modulables à l’envi, de l’école, “comme un vrai studio”, précise Jean-Denis Franoux.
A l’IFM, le workshop est roi
Changement d’ambiance à l’IFM. Perchés dans la Cité de la mode (la chrysalide verte qui surplombe la Seine), les étudiants du cursus marketing et ceux de la filière création sont, ce jour-là, mélangés en workshop autour d’ordis portables sur des tables hautes.
“On bosse régulièrement en équipe”, se souvient Mathieu Desmet, diplômé de la filière accessoires en 2010 et aujourd’hui designer chaussures chez Sonia Rykiel. “ça prépare vraiment à ce qui t’attend après, où tu ne travailles jamais seul. (…) Ce qui m’a marqué dans cette année à l’IFM, c’est le nombre de projets conduits jusqu’au bout. J’ai fait une paire de lunettes, un sac, une paire de chaussures, à chaque fois avec des maisons différentes, certaines très prestigieuses. On te pousse à travailler sur toi, tout en te donnant l’opportunité de parfaire ta formation. J’ai fait Duperré avant. J’étais styliste mais pas vraiment prêt à bosser, je n’avais aucune spécialisation, et l’IFM m’a apporté ça”, résume-t-il. Sylvie Ebel, la directrice générale adjointe, se fécilite :
“Nos étudiants ont tous fait quatre, voire cinq ans d’études avant : on est une passerelle vers les métiers de la mode.”
A chaque école de mode son profil
“Une école ne crée pas des talents, elle peut les faire éclore”, pose Jean-Denis Franoux. Quant à la méthode, chacun a son idée, en écho à une vision de la mode. L’Ecole de la Chambre syndicale est réputée pour la teneur technique de son enseignement, Duperré pour le travail autour de la matière, le Studio Berçot pour sentir l’air du temps, et l’IFM pour ses formations en marketing et les partenariats avec les maisons de mode de sa filière création.
“Le milieu de la mode a besoin de ces profils différents, cette diversité est une richesse, à l’image de la diversité de la fashion week parisienne”, justifie Stéphane Wargnier, figure du milieu, qui dirige la quatrième année de l’Ecole de la Chambre syndicale.
“Les opportunités de s’engager avec le milieu de la mode pullulent”
Le véritable enjeu pour ces écoles de mode reste leur capacité à placer leurs étudiants dans des maisons. “Mettre le pied dans la porte des entreprises”, résume Mathieu Desmet. Les deux écoles qui ont le lien le plus organique avec l’industrie de la mode, l’Ecole de la Chambre syndicale et l’IFM, partent avec un coup d’avance.
Elles piochent allègrement dans leurs carnets d’adresses prestigieux pour intervenir dans les cursus et ont des gens qui bossent à plein temps pour gérer le recrutement et les carrières, sélectionner les candidats, entretenir le contact avec les anciens…
Le Studio Berçot fait marcher à plein son réseau d’anciens, qui sont invités tout au long de l’année à noter les travaux des élèves et viennent recruter leurs stagiaires pendant la présentation des travaux de fin d’année. “La vraie force du système français, c’est que les opportunités de s’engager avec le milieu de la mode pullulent, chances que n’ont pas ceux qui étudient dans de grandes écoles de mode en Australie ou au Canada”, souligne Imran Amed.
Les écoles françaises se mettent enfin à la com
Paris reste la capitale de la mode, avec ses dizaines de maisons et ses milliers d’emplois. Cette attractivité est importante et les écoles accueillent de nombreux étudiants étrangers, près de 40% au Studio Berçot, un gros tiers à l’Ecole de la Chambre syndicale, plus de 50% à l’IFM, où l’enseignement de la filière création se fait en anglais. Les écoles françaises se portent plutôt bien, mais là où le bât blesse, c’est qu’elles ont parfois du mal à le faire savoir. “Chez nous, c’est quelque chose qu’on pourrait mieux faire”, sourit Marie Rucki, la directrice du Studio Berçot.
C’est une vraie différence entre les institutions françaises et anglo-saxonnes, qui mettent le paquet sur la com et l’image, ce que BoF a appelé l’“influence globale”. Quand un créateur est passé par la Saint Martins, il est difficile de le rater, c’est dans tous les portraits, alors que ce n’est pas toujours le cas avec les écoles françaises.
Sylvie Ebel parle d’une “certaine pudeur à dire qu’on fait” qui a longtemps prévalu, mais n’existe plus à l’IFM où la communication est prise très au sérieux. L’Ecole de la Chambre syndicale a confié cette mission a un bureau de presse influent. Faire et faire savoir : le diptyque ne concerne plus uniquement les créateurs qui veulent exister dans la mode, mais aussi les écoles de mode qui les forment.
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