Alors que deux avocats de parties civiles ont abandonné leurs poursuites contre Dominique Strauss-Kahn dans le procès dit « du Carlton », entretien avec Thierry Schaffauser, travailleur du sexe et membre fondateur du STRASS (Syndicat du travail sexuel).
Lundi 16 février, à la veille des réquisitions du parquet, deux avocats de parties civiles (Me David Lepidi, représentant l’association Equipes d’action contre le proxénétisme, ainsi que Me Gilles Maton qui défendait quatre prostituées, dont Jade) ont indiqué qu’ils abandonnaient à regret les poursuites contre Dominique Strauss-Kahn dans le procès pour « proxénétisme aggravé », dit « du Carlton », faute de charges suffisantes. Me Emmanuel Daoud, qui défend le Mouvement du Nid, association de lutte contre la prostitution, maintient ses poursuites.
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Les cas des quatorze prévenus sont étudiés tout au long de la journée. Le procureur a requis contre René Kojfer, ex chargé des relations publiques du Carlton, 15 mois avec sursis et 2500 euros d’amende. Deux ans de prison, dont un an avec sursis, ainsi que 10 000 euros d’amende ont été requis contre Dodo La Saumure. DSK risque, lui, jusqu’à dix ans de prison et 1,5 million d’amende s’il est reconnu coupable de « proxénétisme aggravé », mais pourrait être relaxé.
Un des témoignages les plus marquants du procès aura été celui de Jade, ancienne prostituée, qui est revenue sur le moment « plus que désagréable » qu’elle a passé avec DSK en 2009, et au cours duquel elle aurait subi un rapport anal non voulu, qu’elle a qualifié d' »empalement de l’intérieur ». DSK avait, de son côté, assuré n’avoir « commis ni crime ni délit » et que sa « pratique sexuelle, qu’on l’apprécie ou pas, ne regarde pas le tribunal ».
Que pensez-vous du procès du Carlton et de son traitement médiatique?
Thierry Schaffauser- Ce qui nous choque le plus c’est que la question des violences n’est pas mise en cause dans ce procès. Que DSK soit client ou pas, on s’en fout un peu. Ce qui compte ce sont les témoignages sur les viols. Et c’est étrange parce qu’on ne parle pas de « viol » dans ce procès. Tout tourne autour de la personnalité de DSK, qui offre un élément sensationnaliste aux médias. Mais du coup la question du vécu des travailleuses n’est pas pris en compte. Leurs témoignages servent juste à identifier qui était client, qui organisait les rencontres, etc.
Ce procès pourrait-il conduire à un durcissement de la législation sur la prostitution?
En réduisant la question de la prostitution à un témoignage individuel, à une pression médiatique, on efface les causes de l’oppression, notamment l’absence de droits du travail et la stigmatisation qui entoure le travail sexuel. Nos souffrances sont instrumentalisées pour effacer toute rationalité au débat public. Et on s’aperçoit que cela relance des mesures de prohibition, comme la pénalisation du client, qui est réinscrite à l’ordre du jour du Sénat pour fin mars. Ce procès est utilisé à des fins politiques, pour aller encore plus loin dans la prohibition. J’espère que les médias vont retenir le fait que s’il y avait eu un droit du travail, des recours contre les abus, peut être que ça ne se serait pas passé ainsi. Mais je crains que personne ne retienne ça. On assiste au procès de la prostitution, dans lequel les clients sont tous présentés comme des violeurs.
Le 12 février, Bernard Lemettre, diacre et délégué régional pour le Nord-Pas-de-Calais du Nid, une association de lutte contre la prostitution et de soutien aux prostituées, a estimé que « personne n’arrive à la prostitution comme ça, par volonté« . Partagez-vous son avis?
Il joue sur l’ambiguïté des mots. La plupart des travailleurs n’ont pas forcément une volonté d’exercer un travail en tant que tel. Mais ils le font par nécessité économique. Le Nid assimile la prostitution à l’esclavage et au viol. Et tombe dans l’amalgame.
Il a également estimé qu' »un corps de femme, ce n’est pas fait pour être pénétré cinq fois, dix fois par jour. Ce n’est pas cela une femme ». Qu’en pensez-vous ?
C’est une forme de sacralisation de « LA » femme (et j’emploie le singulier à dessein), une vision sexiste du corps de la femme, qui est forcément pure et ne doit pas être sali par une forme de pratique sexuelle, comme la sodomie, ou par de trop nombreux rapports sexuels.
Justement, la pratique de la sodomie a été largement pointée du doigt dans ce procès. Or, dans votre livre Les luttes des putes (La Fabrique, 2014), vous dénoncez le fait que certaines pratiques sexuelles, comme l’éjaculation faciale, parce qu’associées à la prostitution ou au porno, sont jugées humiliantes. Sommes-nous face au même mécanisme?
Totalement. Ici, on bloque sur la sodomie, alors que ce n’est pas cette pratique qui devrait poser problème en tant que telle, mais le fait qu’elle ait été forcée. On a l’impression que le procès vise à prouver que, puisque DSK pratiquait des sodomies, il aurait du comprendre qu’il avait affaire à des prostituées. On nage dans l’absurde ! Je ne vois pas comment on peut faire de pareilles suppositions. Chaque femme a son individualité. On ne peut pas supposer que des pratiques sexuelles sont réservées aux travailleuses du sexe, au risque de tomber dans le préjugé le plus total.
Pensez-vous que le Nid joue tout de même un rôle essentiel auprès de certain(e)s prostitué(e)s en les aidant à sortir de la prostitution?
Certains travailleurs trouvent peut-être des ressources dans le Nid, qui est largement subventionné. Tant mieux s’ils aident des gens. Mais on devrait plutôt avoir accès à des droits. Si on en avait, on n’aurait pas besoin de la charité d’une association catholique. J’ai parfois l’impression qu’on nous maintient dans ce statut de non-droit pour qu’on soit dépendant de ce type d’associations.
Quelles sont vos priorités à l’heure actuelle?
La priorité va redevenir la lutte contre la pénalisation du client, malheureusement. On aurait bien aimé faire autre chose… Un autre problème qui se pose ce sont les arrêtés municipaux. On nous dit que le racolage va être dépénalisé, mais c’est juste une carotte pour faire passer le bâton de la pénalisation du client. Car la pénalisation du racolage est bien souvent remplacée à l’échelle locale par des arrêtés municipaux qui sont souvent pires car ils pénalisent la simple présence sur la voie publique. Il y a également la question des violences, qui reste endémique. On essaye de se porter partie civile dans un maximum de procès. On essaye également de diffuser de l’information juridique sur les droits des travailleurs sexuels. Beaucoup de nos collègues ne savent pas si ce qu’on fait est légal ou pas, ou comment se déclarer en auto-entrepreneur.
On vous reproche souvent de ne pas prendre en compte la prostitution des réseaux mafieux, de ne mettre en lumière que la prostitution indépendante…
On n’a justement pas une image fantasmée de la prostitution qui souvent consiste à croire que toute prostitution est forcée. On est dans le concret. Et je ne suis pas certain qu’on accompagne moins de personnes que les associations abolitionnistes qui en plus reçoivent davantage de subventions. Nous sommes issu(e)s de la communauté donc nous rentrons plus facilement en contact avec les prostitué(e)s en situation de traite.
Quelles solutions proposez-vous pour lutter contre ces réseaux mafieux?
Dans les industries où il y a une absence de droits, les personnes se retrouvent facilement exploitées par des tiers. Si on avait une industrie où l’on n’était pas obligés de se cacher, où l’on pouvait se défendre en justice, il y aurait moins d’abus. Ça serait plus facile pour nous d’imposer des conditions de travail et de détecter les situations d’abus. Aujourd’hui, on est isolés les uns et les unes des autres pour ne pas se faire arrêter pour proxénétisme. On a peu de contact entre nous. La police passe son temps à arrêter des migrantes pour racolage. Mais elle semble davantage dans un processus de lutte contre l’immigration qu’en train de chercher des solutions à la traite. Dans un premier temps, au lieu de pénaliser les clients, il faudrait les éduquer, les responsabiliser, les inviter, par exemple, à signaler les personnes en situation de grande vulnérabilité.
Pensez-vous qu’un retour au système des maisons closes pourrait apporter certaines solutions?
On est pour le droit de travailler en intérieur, de s’associer comme tout travailleur. Mais on refuse le concept de « maison close », qui renvoie à une législation d’avant-guerre qui visait à encadrer la prostitution et à lutter contre les maladies vénériennes en ne contrôlant que les travailleurs et non les clients. C’est de toute façon devenu contre productif en matière de santé puisqu’avec le VIH, un test négatif ne veut pas dire que l’on n’est pas séropositif car il y a une séroconversion de trois mois. Quand on met en place ce genre de dépistages obligatoires, ça pousse les clients et les patrons à inciter les travailleurs à avoir des rapports non protégés. Et ce n’est pas du tout ce que l’on souhaite. Malgré tout, nous sommes pour l’auto-organisation, par exemple, en coopérative afin de garantir la solidarité entre les travailleurs. Actuellement, certains collègues louent déjà des apparts ensemble, de façon très cachée car celui ou celle qui a son nom sur le bail peut être considéré(e) comme proxénète. Pour moi, il n’y a pas deux modèles différents, chacun a sa façon de travailler. Nous ne voulons pas imposer de modèle. Nous défendons juste la dépénalisation et l’accès aux droits commun et au droit du travail.
Y a-t-il un pays en Europe dont le modèle en matière de prostitution vous plaît?
On a un modèle répressif assez similaire à celui du Royaume-Uni ou de la Belgique, qui repose également sur le principe abolitionniste. Mais, dans les faits, ces pays sont beaucoup plus tolérants, car ils préfèrent savoir où s’exerce le travail, connaitre les personnes, plutôt que de créer un rapport dépourvu de confiance, qui va pousser les travailleurs à s’enfuir à la vue de la police. La Suisse est un des pays où il y a les meilleures conditions, même s’il reste des problèmes. Par exemple, dans certains quartiers, les propriétaires imposent un surcoût sur le loyer aux prostituées. Comme elles ne parviennent pas à s’organiser pour dénoncer ces pratiques, ou à porter plainte car elles ont peur d’être mises à la porte, elles se laissent faire.
Dans le reste du monde, la Nouvelle-Zélande est un peu un modèle. Même si elle n’a pas résolu tous les problèmes, notamment concernant la pauvreté et l’addiction, la dépénalisation de la prostitution a eu pour effet de diminuer les violences. Il y a aussi eu une baisse des contaminations, et une baisse du nombre des travailleurs sexuel. Un cadre légal permet de rester dans la rue moins longtemps puisqu’on a moins de déplacements forcés à cause de la police – qui fait perdre des clients- et parce que le rapport de force avec le client est beaucoup plus équilibré. Le travailleur peut davantage négocier les prix. Enfin, on peut également citer la Nouvelle-Galles du Sud (province australienne) qui depuis la dépénalisation de la prostitution dans les années 70, n’a jamais connu de cas de transmission du VIH entre clients et travailleurs du sexe.
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