Autour d’une bande d’obsédés informatiques, Douglas Coupand signe un roman où le sens est dynamité par des tonnes de tchatche absurde et hilarante. Génial ou vain ?
Si Douglas Coupland mérite la palme d’or des titres de romans les plus cool – Toutes les familles sont psychotiques, Eleanor Rigby mais surtout Girlfriend dans le coma, référence obligée à une chanson des Smiths –, il reste pourtant connu pour un seul livre au titre prémonitoire : Generation X.
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Prémonitoire d’un temps, d’un monde, d’une oeuvre. Radiographie désabusée et aiguë de l’errance d’une génération née dans les sixties (Coupland naît en 1961), coincée entre pertes de valeurs, devenir-marchandise du monde, vie ultra-référencée où tout semble avoir déjà été vu, vécu, et ne peut être que réduit à l’état de citation ou de duplicata, Generation X paraissait en 1991, soit à peu près en même temps que la bombe American Psycho.
Au fond, les deux romans traitaient des mêmes sujets, captaient un air du temps saturé et désespéré que les sociologues n’auraient jamais su restituer aussi rapidement. Depuis, Coupland n’a cessé d’apparaître comme le frère canadien, donc plus cool, plus rigolo, mais nettement moins considéré que le très flamboyant et très hanté Bret Easton Ellis.
A lire tous ses romans jusqu’à jPod aujourd’hui, c’est comme s’il s’était lui-même limité, refusant comme les protagonistes de Generation X de se prendre au sérieux dans un monde en chute libre, s’interdisant de “faire oeuvre”, s’acharnant à ne pas jouer son rôle d’éventuel “grand écrivain” à coups de romans disjonctés, hilarants, qui tournent souvent court – voire en rond et sur eux-mêmes.
jPod diffusera la même sensation de vacuité chez un lecteur pourtant ébahi par la virtuosité des dialogues, l’inventivité des situations, le politiquement incorrect des personnages.
Radicalement opposé à toutes les valeurs prônées par l’establishment, jPod explose les familles, les couples, le travail et toute notion, si chère à l’homme moderne, de futur, de rédemption par l’avenir meilleur, forcément meilleur.
Même dans l’informatique, valeur pourtant sûre de notre temps, l’avenir existe à peine et les protagonistes de jPod, des geeks, semblent enfermés dans leur société de jeux vidéo (appelée jPod, donc) comme dans leur vie comme dans le roman : un temps circulaire où rien ne change jamais vraiment…
D’ailleurs jPod s’ouvre sur cette ligne de dialogue : “Oh mon Dieu ! J’ai l’impression d’être un réfugié d’un roman de Douglas Coupland.”
Le narrateur, Ethan Jarlewski, travaille avec six autres acolytes – geeks plus ou moins losers au seuil de la trentaine – à concevoir des jeux vidéo tranquillement, jusqu’au jour où leur boss exigera qu’ils introduisent dans l’un d’eux un personnage de… tortue !
Le reste est à l’avenant : la mère d’Ethan l’appelle au secours parce qu’elle vient d’électrocuter par accident un biker à qui elle vendait de la came (qu’elle cultive) ; son père n’a qu’une obsession : passer de ses rôles de figurant silencieux pour le cinéma à celui de figurant parlant… ; sans parler de son meilleur ami, un membre éminent de la mafia chinoise de Vancouver, ou du boss d’Ethan, qui ne tarde pas à disparaître mystérieusement…
Et tout ça pour quoi ? Rien, a priori, hormis une avalanche de dialogues hilarants, et d’une certaine façon tellement décalés qu’ils en deviennent poétiques.
jPod n’a que peu de sens, et c’est ce qui fait aussi souvent sa faiblesse que son charme, voire son pouvoir de subversion.
Sans oublier que Coupland s’amuse à exploser la typographie, intègre des notices alimentaires ou publicitaires, et des pages de nombres premiers quand ses protagonistes se mettent à parler de nombres premiers – parce qu’il faut bien parler de quelque chose…
Car dans la bulle romanesque de Coupland, les personnages ainsi coincés n’ont d’autre ressort que la tchatche, se débattant avec le langage et la narration comme leurs héros avec les obstacles dans un jeu vidéo. D’ailleurs, à la fin, Coupland se fait apparaître lui-même dans son roman en grand maître d’oeuvre, ses personnages étant réduits à ceux d’un autre vaste jeu : la littérature.
Même si la chute laisse sur sa faim, nous donnant l’impression que Coupland himself ne savait plus comment mettre un terme à cette logorrhée verbale ahurissante, sans queue ni tête, il y a quelque chose d’indéniablement sympathique chez un écrivain à mettre à égalité les romans et les jeux vidéo, ce médium non noble, seulement rompu au divertissement, que tout écrivain dit “sérieux” mépriserait.
Or Coupland a non seulement décidé depuis le début de faire feu (romanesque) de tout bois (sociétal et contemporain), mais aussi de briser toute hiérarchie entre haute et basse culture. Dans un temps qui se prend encore tellement au sérieux, il y a quelque chose, non pas seulement de rafraîchissant, mais de subversif à voir un écrivain dynamiter toutes les règles, croyances, valeurs de son temps comme de la littérature.
Ses dialogues, ses scènes, ses situations poussent l’absurde jusqu’au dadaïsme – et tant pis si Coupland ne sera jamais vraiment adopté par l’establishment littéraire, s’il suicide ses romans en même temps qu’au passage il se mutile en tant qu’auteur. Il est celui qui donne un coup de pied dans la fourmillière de toutes les conventions avec une excellente humeur. Le dernier punk des lettres anglo-saxonnes. No future ?
jPod (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Canada) par Christophe Grosdidier, 522 pages, 22€
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