Les accords cocktails-plats se développent dans quelques lieux parisiens à la pointe tels que Dersou ou le bar Combat. Des explorateurs du goût d’un nouveau genre y osent les mariages les plus détonants, dans une émulation hyper créative. Oubliez votre verre de rouge ou de blanc : le cocktail est l’avenir de vos dîners en ville.
Quand ils ont lancé Dersou dans le XIIe arrondissement parisien, en 2015, Taku Sekine et Amaury Guyot cherchaient à échapper aux codes du restaurant classique de manière radicale. Cela passait d’abord par un décor faussement brut et négligé, des assiettes subtilement mondialisées – le domaine du chef japonais polyglotte, un talent fou capable de mêler les influences d’une poignée de pays dans chaque bouchée. Cette inscription dans l’époque était déjà savamment orchestrée, mais les compères ont eu aussi une autre idée, plus neuve que les autres : ne pas aliéner les foodies assoiffés aux vieux réflexes et proposer, en accord avec les plats, des cocktails plutôt que du vin.
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“Au début, Taku et moi voulions un restaurant avec une partie bar à cocktails, sans mêler les deux, explique Amaury Guyot, qui a aussi ouvert le Sherry Butt dans le quartier de Bastille. On a eu beaucoup de problèmes avec le local qu’on avait choisi en premier et on a décidé de chercher un autre lieu. De fil en aiguille, nos deux expertises ont fusionné et le menu dégustation avec accords cocktails est né.”
“Un processus de création”
Un genre d’accident, en somme, que peu d’endroits à travers le monde ont eu le culot de tenter. Guyot cite le Tippling Club à Singapour et Pasdeloup à Paris, dans des styles différents. Aujourd’hui, le microclimat singulier de Dersou (récompensé par le Fooding en 2016) est entré dans les mœurs. Il devient de plus en plus rare que les clients ayant passé la porte d’entrée réclament leur verre de rouge. Le symptôme d’une époque un peu plus aventureuse culinairement.
“L’accord vin/nourriture dans le cadre d’un menu au restaurant existe depuis les eighties, poursuit Guyot. Moi, j’adore boire du vin, mais on n’est pas dans la même approche. Les sommeliers partent d’un seul produit, le raisin, alors qu’un barman qui vient faire un cocktail en accord avec le plat, il est presque autant cuisinier que le cuisinier à côté de lui. Il n’y a pas de limites sur la nature des ingrédients à utiliser : le thé, tous les spiritueux, fruits, légumes, infusions maison, liqueurs. C’est un processus de création, vraiment.”
“J’évite le chaos aromatique en bouche, parce qu’il y a déjà beaucoup d’informations dans l’assiette”
Entre le chef et le barman, le ballet est rodé. Tout commence avec le solide, les plats que Taku Sekine élabore à partir de produits soigneusement sourcés. “L’idée part de la cuisine, l’assiette vient en premier, confirme le barman. Après avoir créé un plat, ils nous font goûter, on commence à jeter des idées en l’air, on pense tequila, rhum ou autre, on se dit que tel alcool irait bien avec tel fruit, tel légume, infusion, on complète avec une liqueur ou un vermouth… C’est un ping-pong permanent.”
Un cocktail servi lors d’un pairing (accord) doit être évidemment bon, mais sa “buvabilité” classique n’est pas l’enjeu central. L’expérience se construit autrement. “L’équilibre du cocktail en tant que tel peut être rompu, par choix. Si tu le bois tout seul, sans la viande ou le poisson que Taku a préparé, il peut paraître incohérent, imparfait. Par exemple, je travaille plus sur l’acide que le sucré : si on boit sucré en mangeant, le palais arrive rapidement à saturation. J’essaie aussi de ne pas multiplier les stimuli, je ne peux pas aller jusqu’à cinq à huit ingrédients dans le même verre comme en bar. J’évite le chaos aromatique en bouche, parce qu’il y a déjà beaucoup d’informations dans l’assiette. C’est une réflexion permanente.”
Le bar à cocktails comme lieu démocratique
S’il est inhabituel et parfois déstabilisant dans un pays aussi accroché à ses vins que le nôtre, l’accord cocktail-food peut transformer l’expérience du repas, et pas seulement pour l’ivresse qui accompagne théoriquement les cinq, six ou sept plats du menu dégustation de Dersou. Les frontières du goût se déplacent. L’un des plus récents cocktails imaginés par Amaury Guyot accompagne un poisson, cabillaud ou lieu, servi avec un bouillon viet canh-chua plutôt porté sur l’amertume. “On a de bons retours sur ce truc ovniesque qu’on a imaginé pour aller avec : le pairing se fait avec un mélange mezcal, saké, pomme granny-smith et basilic. On met plus de saké que de mezcal, ce qui est une sorte d’hérésie dans ma profession !”
Les cocktails ont donc aussi leurs hérétiques et on ne peut pas dire que ce soit une mauvaise nouvelle. La mixologie n’est plus depuis longtemps l’apanage des fins de soirée et des vieux messieurs en pantalon de velours côtelé fumant leur cigare. A Belleville, trois jeunes femmes (Elena Schmitt, Margot Lecarpentier, Elise Drouet) et un garçon (Maxime Potfer) ont ouvert l’été dernier le bar Combat, à un jet de pierre du mythique restaurant Le Baratin, avec pour ambition de déplacer le curseur de nos habitudes.
Elles (et il) revendiquent une “démarche féministe” qui influe sur l’atmosphère. “On ne voulait pas recréer ce qui existait déjà, le format ‘speakeasy’, explique Elena Schmitt. Un bar à cocktails n’est pas forcément un bar obscur où on va après le dîner, mais un lieu démocratique.” Le résultat est lumineux, joyeusement ambiancé par des playlists Spotify d’où sortent parfois des albums entiers de Roxy Music. Les cocktails – de 8 à 12 euros – s’appellent Norrebro, Bérégovoy, Cosmonaute, Cœur de glace (à base de gin infusé aux pastilles La Vosgienne !), et il y a même du vin naturel. Là encore, la gastronomie n’est jamais loin.
“Basculer dans l’envie d’un plat”
Le bar Combat ne possède pas de cuisine à proprement parler mais propose des grignotages sophistiqués comme d’incroyables terrines de Rodolphe Paquin ou du vieux gouda. Surtout, les Combat girls ont mis à la carte un cocktail tout simplement nommé Pairing, qui pimpe le classique Collins (citron, sucre, eau gazeuse + un alcool) avec du Cynar (apéritif à base d’artichaut) et de vrais fonds d’artichauts en complément.
“Ce n’est pas un cocktail à croquer, mais l’idée est vraiment de basculer dans l’envie d’un plat, précise Elena Schmitt. Le drink est proposé avec une petite assiette de fonds d’artichauts, huile d’olive et noisettes du Piémont… Cela nous titille vraiment de développer cet aspect-là : aller vers une offre plus riche en nourriture pour que les gens puissent vraiment venir dîner chez nous. Et surtout, imaginer de nouveaux cocktails faits pour aller avec du solide. Notre prochaine carte, qui sort début décembre, va en proposer un ou deux supplémentaires. On n’est pas des cheffes, mais c’est toujours intéressant de sortir du cadre.”
Dersou 21, rue Saint-Nicolas, Paris XIIe
Combat 63, rue de Belleville, Paris XIXe
Les spiritueux changent de peau
S’ils restent encore l’apanage des grandes marques capables de truster les supermarchés, les alcools forts connaissent en ce moment un mouvement comparable à celui qui touche le vin naturel depuis quelques années : une vague artisanale et bio surfée par de plus ou moins jeunes personnalités qui refusent de rester dans les clous.
Le domaine des Hautes Glaces en Isère, la distillerie des Bughes en Haute-Loire, la distillerie Warenghem en Bretagne ou la maison Bows à Montauban se spécialisent dans les whiskies et parfois aussi dans les gins et eaux-de-vie, y compris des vodkas made in France. On peut désormais se constituer des bars entiers de ces produits atypiques.
Des dizaines d’autres producteurs investissent le créneau, qui reste pour l’instant relativement confidentiel à cause de prix élevés – empêchant les bars à cocktails de les utiliser au quotidien – et d’une communication compliquée par rapport aux industriels. Mais de vrais succès sont possibles, comme celui de la Distillerie de Paris des frères Julhès, dans le Xe arrondissement. Ceux-ci ont lancé une campagne de financement participatif il y a deux ans avant de devenir presque immédiatement une référence. O. J.
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