Avec l’ours canadien de Timber Timbre, Lou Doillon réussit un très beau deuxième album, le ténébreux et séduisant Lay Low. Rencontre.
Quel est ton état d’esprit à quelques jours de la sortie de ton album ?
Je suis heureuse qu’il commence à faire sa vie, comme le premier. Qu’il soit déjà dans des maisons, chez les gens. C’est comme une grossesse : c’est la même chose mais l’enfant est très différent. Pour Places, l’accouchement avait été assez simple. Celui-ci a été plus compliqué. Et c’est la première fois que je suis quasi responsable de tout. Je ne peux plus me cacher derrière Etienne Daho et dire : “Oui, mais c’était son idée”.
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D’autant que la sage-femme n’est pas la même : tu es partie travailler au Canada avec Taylor Kirk, tête pensante de Timber Timbre…
Pour l’instant, je n’ai pas d’imagination musicale. J’avais des chansons mais je ne savais pas comment les projeter. J’ai essayé avec mon groupe mais j’ai senti que je n’étais pas assez costaude pour convaincre seule les gens autour de moi. Mes chansons étaient un peu plus violentes, plus dures, et je voulais que cette violence reste féminine. D’abord, je suis allée travailler avec la section rythmique de Savages à Londres : c’était trop frondeur, trop premier degré.
Ensuite, j’ai cherché des arrangements, une certaine douceur avec Bernard Butler de Suede. C’était très joli, très soul mais peut-être trop clean. Ma maison de disques m’a alors suggéré de travailler avec Aaron Dessner, le guitariste de The National, qui voyait un côté très folk dans ma musique… Au final, je me suis rendu compte que je ne faisais pas du rock, pas de la folk… Et qu’en cherchant trop des styles particuliers je perdais quelque chose.
Qu’est-ce qui t’a conduite vers Timber Timbre ?
Une des singularités de ma musique, c’est qu’elle est très imparfaite. Alors j’ai cherché quelqu’un qui aurait cette imperfection, ces aspérités, cette rugosité… J’avais envie d’un intervenant comme au théâtre ou au cinéma, quelqu’un qui ne poserait pas seulement des jolis sons derrière. J’écoutais Timber Timbre en boucle et ça m’a donné envie de travailler avec Taylor.
Et comme il était compliqué à joindre et qu’il a d’abord répondu qu’il n’était pas intéressé, ça m’a donné encore plus envie. J’aime sa façon de ne pas aimer la dextérité. Il se met à la batterie alors qu’il n’est pas batteur. Il utilise des vieilles bécanes, des instruments assez aléatoires. J’ai aimé que la violence de l’album passe par ce danger et ces prises de risques.
Comment s’est passé votre premier contact ?
Il est supertimide, mal à l’aise. Les rapports humains, c’est pas son truc. Les rapports aux filles ou à l’étranger non plus. En plus, j’appelais de la part d’une major, française de surcroît. Son premier mail a donc été : “C’est très gentil mais non”. J’ai insisté, il a répondu qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de plus sur mes demos.
Il m’a conseillé de me tourner vers quelque chose de brut à la Cat Power. Il a aussi dit qu’il ne savait pas produire les disques des autres et que ça ne l’amuserait pas. Je l’ai convaincu grâce à une métaphore. Je lui ai dit que depuis quelques mois je faisais des trucs bizarres, comme du patinage artistique à 3 heures du matin sur une demi-mare à moitié gelée.
Et qu’on me faisait sans cesse rencontrer des personnes qui m’offraient une patinoire olympique avec quinze projecteurs autour. Que du coup, il ne pouvait y avoir que de la déception car je ne fais pas de salto arrière. Il m’a répondu que lui non plus n’était pas un patineur olympique. D’un coup, c’était parti.
Tu es partie seule pour le Canada juste après Noël…
Je suis arrivée par - 33 °C à Montréal. Il y avait des sapins de Noël partout et des familles en voyage, j’étais seule avec ma guitare et mon sac à dos. J’avais loué un appart supertristoune et je devais garder un chat – et je n’aime pas les chats. Le lendemain, Taylor est venu me chercher dans son pick-up. Il conduisait dans la neige et rigolait en disant qu’il avait un corps à l’arrière de la bagnole.
Je n’étais pas du tout équipée pour ce genre de temps. Dans les studios Hotel2Tango, je suis tombée sur toute la bande du label Constellation : des types avec des dreadlocks qui fumaient des clopes assis par terre, du whisky un peu partout… On a passé quatre jours fous. Je chantais les chansons les unes après les autres. Taylor disait : “Celle-là, je m’en fous”, “Celle-là, OK”.
Avais-tu besoin de cet inconfort ?
Pour le premier album, Etienne m’avait protégée. Je ressentais une forme de méfiance liée au fait que je faisais de la musique. Entre mes propres démons et les démons palpables autour, ça faisait pas mal de monde. Cette fois, les gens me faisaient confiance : j’avais un boulevard devant moi pour travailler. Et j’ai pensé que j’allais me perdre là-dedans, qu’il y avait trop de confort.
J’ai eu aussi envie de voir si j’étais vraiment chanteuse, maintenant, si j’allais pouvoir prendre ma guitare devant quelqu’un qui n’allait pas me caresser dans le sens du poil. Et, effectivement, j’ai trouvé ma perle (rires) Taylor me disait d’essayer la batterie, je répondais : “Mais non, moi j’écris des chansons !”
J’avais ce truc très français qui consiste à vouloir impressionner… J’ai appris à être davantage dans l’expérimentation. J’ai dû casser les réflexes de politesse, cesser ce truc de l’actrice qui essaie de plaire à son réalisateur.
Que voulais-tu capturer de la musique de Timber Timbre en allant là-bas ?
J’ai toujours aimé la musique canadienne mais aussi la musique californienne ou des choses plus bizarres venues de Finlande ou d’Islande. Je me suis dit que le point commun entre tout ça, c’était l’horizon.Ça ne s’invente pas, nous on n’en a pas ici. J’avais des chansons en format étroit et je voulais que quelqu’un mette du Cinémascope, qu’il élargisse sur les côtés. Ensuite, je me suis rendu compte qu’on avait des points communs, par exemple qu’il avait commencé par des études de cinéma.
Sa seule référence à propos de ma famille, c’était mon père car il avait fait une petite thèse sur Ponette ! Gainsbourg, ça ne lui parlait pas du tout… J’aime le côté cinématographique de ses morceaux. Il n’a pas peur des grands moments de vide, et en même temps il y a quelque chose de très sexuel, de très obscur, de nocturne dans ses chansons.
Le succès de ton premier album, ça a changé quoi ?
L’accueil du public a beaucoup compté – j’attendais cette approbation depuis mes 14 ans. J’étais heureuse que Places soit un disque populaire, pas seulement l’album d’un petit pourcentage de Parisiens qui me ressemblaient un peu trop.
Dans mon public, j’avais des jeunes filles qui me rappelaient moi ado : des demi-nerds au bout du roul, avec un Moleskine, une mèche sur le front, qui ne savent pas comment elles vont faire pour survivre au lendemain. Mais j’avais aussi des filles hyperapprêtées et sûres d’elles.
Puis il y a eu le succès critique : ça ne m’était jamais arrivé que des gens dont c’était le métier valident ce que je faisais. Et enfin la Victoire de la musique : c’est comme si un milieu m’acceptait enfin, me souhaitait la bienvenue. Tout ça a changé ma vie.
Ça t’a aussi repositionnée dans ta famille ?
Oui, j’ai pris une nouvelle place. Mes sœurs étaient très émues : il y avait comme une fierté chez Kate et Lola que leur petite sœur se soit trouvée. Charlotte aussi est venue me voir à la Flèche d’Or et m’a dit : “C’est dingue, j’ai retrouvé sur scène la voix que tu avais perdue quand tu étais petite.”
J’avais une voix grasse et grave, qui faisait un peu peur aux gens parce qu’elle sortait d’une petite fille blonde… Pour ma maman aussi, ça a été fou : je me mettais à chanter comme les autres filles de la famille, mais c’est moi qui écrivais les textes.
C’était un peu comme Serge, un peu comme John Barry, et en même temps autre chose. Je voyais bien que c’était le bordel pour tout le monde (rires)… Tous les jours, ma mère m’envoie des mots surréalistes comme : “Le boucher aime bien ton single”.
Tu n’écris jamais en français ?
Non. Je rêve en français et en anglais. Ma vie quotidienne est en français. Mais le langage affectif, c’est l’anglais : c’est en anglais que je parle avec mon fils, c’est à l’anglais qu’on passe avec ma mère quand on veut se dire des choses plus sérieuses.
J’écris mon journal en anglais… Je prends du plaisir à écrire en français mais je ne peux pas m’empêcher de faire la maligne. Or je ne veux pas de ce jeu dans la musique, je ne cherche pas à plaire. J’ai été entourée de gens qui s’amusaient avec cette langue, mon père, Serge… J’ai eu besoin de m’en éloigner. Pour moi, chanter c’est pas ça du tout, c’est se mettre à poil moralement.
Quid de ta carrière de comédienne ou de mannequin ?
Je n’ai pas refait de film ou de théâtre depuis ce disque. Je suis simplement égérie de Maje. J’ai toujours été considérée comme mannequin par le public mais pour les gens de la mode je ne fais pas partie du milieu. Je n’ai jamais fait de défilés. Pour Maje, j’incarne quelque chose d’autre que la mode.
Maintenant, c’est pour la musique qu’on m’appelle… Cela me va très bien. Je me souviens de cette remarque d’Hélène Fillières à qui Etienne avait fait écouter une de mes chansons. Elle m’avait regardée et dit : “Tu es nette maintenant.” Comme si la mise au point avait fonctionné.
Ton expérience de comédienne t’a-t-elle aidée pour monter sur scène ?
Les moments de bonheur en concert sont plus grands qu’au théâtre. Au théâtre, le public a peur, est dans une tension. Pendant un concert, tu peux boire des coups, rouler des pelles. Quand il y a des moments de magie, tout s’emballe. Ce sont des moments physiques inouïs, je comprends que ça devienne une dope. On est dans un pétage de plombs de l’ego, on pourrait marcher sur l’eau.
Cette tournée euphorique s’est terminée brutalement, avec la disparition de ta sœur Kate…
C’était une année de hauteurs et d’un seul coup ça a été la chute. C’est un drame auquel je pense tout le temps et tous les jours, et ce sera ainsi jusqu’à la fin de ma vie. J’ai voulu me protéger, rester chez moi et être loin du monde. J’ai censuré des morceaux que j’avais écrits avant mais dont on aurait pu croire qu’ils parlaient de ça. Je ne voulais surtout pas les utiliser.
J’ai arrêté ma tournée car les chansons auraient eu un sens nouveau, même aux oreilles du public. Maman a pleuré sur certaines nouvelles chansons en pensant qu’elles évoquaient Kate. Ça n’était pas le cas, ça aurait été trop douloureux d’écrire dessus. Une chanson ou un album hommage m’auraient mise très mal à l’aise.
Cet été, un article de Libération, en réinterprétant certains de tes propos extraits du journal espagnol El País, t’a présentée comme une “féministe des beaux quartiers”. Le journaliste t’a reproché de t’en prendre à des artistes “non blanches” comme Kim Kardashian, Beyoncé ou Nicki Minaj. Comment as-tu vécu cela ?
La violence, c’est toujours flippant, surtout quand tu passes beaucoup de temps à travailler sur la douceur. Ma musique, mes dessins, mes concerts sont basés là-dessus. J’ai été blessée de voir que des gens pouvaient écrire tout et n’importe quoi sans prendre le temps de vérifier leurs sources, de t’appeler, d’essayer de savoir, de relire tes interviews pour comprendre ce que tu as dit.
C’était une volonté de nuire, tout simplement – et avec un certain acharnement, vu que c’est la troisième fois qu’on me fait un coup comme ça. Aujourd’hui, le scandale est une économie, une façon de vendre. Tous ceux qui ont participé à cette polémique sont passés à autre chose le lendemain. Moi, j’en ai pas dormi. Ça m’a détruite. Je n’ai pas un imperméable qui ferait que les choses glissent sur moi.
Est-ce que tu as envisagé de leur répondre ?
Oui, mais je ne l’ai pas fait. Après cet article, pendant deux mois, je ne voulais plus sortir l’album, je ne voulais plus croiser qui que ce soit. J’avais peur de porter des espadrilles et qu’on me reproche d’être anti-tongs. Et puis je me suis rendu compte que je venais tout juste de me trouver et qu’on me demandait déjà de changer…
Les gens qui aiment ce que je fais se foutent totalement de cette histoire-là. Ça fait seize ans que je fais de la presse : si j’avais envie de lancer des polémiques, ça se saurait depuis longtemps. La semaine qui a suivi, j’ai ressenti ce que j’avais vécu au moment de la mort de Serge, quand toute l’école disait des conneries. “Ton père il est mort, mais c’était pas ton père, et puis de toutes façons ta mère c’est une pute.” Je n’avais pas répondu à 9 ans, je n’ai pas répondu cette fois.
Je me suis dit : bordel, je veux juste rentrer chez moi et mettre la tête sous l’oreiller. Descendons ma musique si on veut descendre quelque chose. Mais qu’on s’attaque à vos traits physiques, à vos grands-parents, au quartier dans lequel vous habitez, ça me ramène à l’enfance… Et pas à son côté le plus heureux.
album Lay Low (Barclay/Universal)
concerts le 23 octobre à Antibes, le 24 à Arles, le 4 novembre à Zurich, le 5 à Reims, le 7 à Rouen, le 11 à Queven, le 12 à Brest, le 13 à Saint-Lô, le 14 à Lille, le 18 à Biarritz… En tournée jusqu’en décembre (le 8 au Casino de Paris)
loudoillon.fr
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