Inspiratrice, édifiante ou insondable… Sept auteurs français décrivent pour nous leur scène de roman préférée. De Lovecraft à Malaparte, de Kafka à Dostoïevski, cartographie des imaginaires littéraires de nos écrivains fétiches. Aujourd’hui : Alicia Drake.
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Quand Addie prend la parole (in Tandis que j’agonise de Faulkner)
“C’est une phrase qui résonne en moi”
Tandis que j’agonise est l’histoire sombre et amère de Faulkner qui porte sur une modeste famille rurale, possédée par la pauvreté, une absence d’amour, la haine et l’héritage vivant de l’adultère dans leur sein. C’est le voyage d’un corps mort, celui de la mère Addie Bundren. Pendant presque tout le roman, Addie existe seulement comme une femme agonisante, puis en tant que cadavre, ou bien en tant que l’odeur de la chair pourrissante traquée par les buses, elle n’est qu’un fardeau dans un cercueil, qui doit être transporté à travers des kilomètres pour trouver le cimetière où ses parents sont enterrés, selon son souhait.
Le trajet et sa vie sont racontés par ses cinq enfants, par son mari et ses voisins et Addie existe seulement dans les bouches des autres ou dans ses paroles rapportées, jusqu’au quarantième chapitre dans un roman qui en compte cinquante-neuf, quand Addie surgit du cercueil, défiant la mort, pour revendiquer sa parole dans son seul chapitre du roman. Elle parle avec une violence et une lucidité de son isolation profonde et de sa désillusion. C’est une scène remarquable pour la puissance brutale de sa prose et pour l’aperçu des profondeurs cachées du psychisme d’une femme.
Sur le plan, c’est un défi extraordinaire et audacieux, après tout, la femme est morte, mais Faulkner crée dans cette scène un coup de fouet, et dévoile ainsi le caractère d’Addie et sa force nihiliste. Les thèmes qui dominent cette scène sont l’isolation essentielle des êtres humains, l’échec et l’insuffisance des mots à décrire la vraie expérience et, pour Addie, la véritable impuissance des mots de réunir les êtres humains.
Addie se rappelle de son isolation absolue d’être une jeune institutrice qui n’approchait des sentiments de connexion aux autres qu’au moment de fouetter ses élèves. Sa solitude n’est percée que par la naissance de son premier enfant et jusqu’à ce moment, même son mari et leurs rapports sexuels ne pouvaient pas la toucher. Faulkner décrit l’isolation volontaire d’Addie après la naissance de son deuxième fils, par laquelle elle se retire, non seulement de son mari, mais de sa vie et du reste de la famille.
Outre la vérité psychologique de cette scène, il y a la magnifique poésie de l’auteur. Addie se rappelle son histoire adultère avec le révérend Whitfield ainsi : “Je pensais au péché comme à un vêtement qu’il nous faudrait enlever afin de modeler, d’adapter le sang terrible à l’écho des mots sans vie, perdus làhaut dans les airs.” On trouve une puissance bouillante dans cette femme, dans cette scène où nous touchons le fond de la misère de son âme. Surtout, on est bouleversés par les profondeurs de la désolation humaine ressenties et décrites par Faulkner. En face des mots “amour”, “orgueil”, “honte”, Addie constate : “Je savais que ce mot était comme les autres, rien qu’une forme pour combler un vide.” C’est une phrase qui résonne en moi, l’impression que je crée des mots pour combler le vide.
Dernier livre paru Beautiful People (Denoël)
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