A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, la sociologue nous propose son analyse du contexte social actuel.
Comment ça va, la France ?
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Je trouve qu’elle va très mal, parce que les gouvernants sont incapables de soutenir et d’accompagner les formidables énergies qui existent dans notre pays. On a l’impression que les politiques font tout pour décourager les bonnes volontés.
L’obsession de la dette, du déficit public, des réformes prétendument nécessaires, l’obsession de la concurrence ou encore l’asphyxie des services publics brisent depuis des décennies les aspirations des individus et des collectifs à un travail plus épanouissant, à des solidarités élargies, à des innovations locales, à la mise en œuvre de réponses fortes au changement climatique.
Les réformes néolibérales de ces dernières années, notamment les ordonnances travail, la réforme de l’assurance-chômage et l’insuffisance des moyens donnés aux services publics, désespèrent tout le monde, sans prendre à bras-le-corps les questions les plus urgentes.
Comment analysez-vous le contexte social actuel ?
Il y a une colère immense qui risque de finir par trouver son expression dans les urnes de la pire façon. La manière dont cette réforme des retraites a été menée est invraisemblable. Cette réforme n’était demandée par personne, elle ne présentait aucun caractère d’urgence, on pouvait améliorer le système continûment.
On veut imposer de force un modèle théorique abstrait dont personne ne parvient à comprendre les tenants et les aboutissants. Il n’y a aucun bouclage budgétaire dans l’étude d’impact de la réforme. Elle suscite une insécurisation extrême dont nous n’avions vraiment pas besoin.
i le gouvernement ne reprend pas la concertation à zéro en ouvrant toutes les options, le ressentiment va être terrible. Plus généralement, alors que l’on aurait besoin de politiques de redistribution massive, de solidarité, d’expansion des services publics, on assiste à la déconstruction et à la dégradation très rapide de ce qui faisait la fierté et la solidité de notre pays.
“Il nous faut investir massivement dans la transition écologique et sociale”
Si jamais la réforme des retraites passait, qu’est-ce que cela signifierait à vos yeux ?
Que ce gouvernement est décidé à changer profondément notre modèle social et ne recherche en aucune manière le consensus. Il est convaincu que son analyse est la bonne, qu’il faut baisser les impôts des plus aisés et attirer les capitaux, qu’il faut supprimer les règles… En somme, toutes les recettes recommandées par l’OCDE et la Commission européenne depuis des lustres. Mais de plus en plus de personnes sont en train de comprendre que c’est faire complètement fausse route.
Une fois de plus nous sommes en retard, nous continuons plein gaz dans les politiques néolibérales alors que, comme nous l’avons développé avec mes collègues Eric Heyer et Pascal Lokiec, une autre voie est possible (du titre de leur ouvrage paru en 2018 – ndlr). Il nous faut réduire drastiquement les inégalités, investir massivement dans la transition écologique et sociale – au moins 20 milliards par an pendant plus de dix ans –, reconstruire nos villes, revoir nos modes de production et de consommation, réduire nos consommations, démocratiser nos entreprises.
Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir aujourd’hui ?
Le fait que de plus en plus de personnes prennent conscience de l’enjeu climatique et comprennent que l’on doit engager une véritable reconversion écologique, une bifurcation radicale. On ne peut pas en rester à de petites opérations de greenwashing, nous devons réviser une grande partie de tout ce en quoi nous avons cru depuis deux siècles, nous devons revoir tous nos cadres cognitifs, les conventions sur lesquelles nous vivons : le fait que le progrès c’est la croissance, que le libre-échange tous azimuts est bon, que la libéralisation des capitaux est la clef de la prospérité.
De plus en plus, on comprend aussi que nous sommes tous sur le même bateau, qu’il va falloir plus de solidarité si nous voulons éviter des guerres, que nous devons abandonner toutes nos petites conventions (l’obsession pour les fameux 3 %) et les pitoyables inventions du dernier tiers du XXe siècle (la théorie de la valeur pour l’actionnaire, l’idée que la seule responsabilité de l’entreprise est de faire du profit…).
Les jeunes sont évidemment les premiers concernés et les plus conscients de la nécessité de cette grande bifurcation. Ce qui donne de l’espoir, c’est aussi de constater, parmi nos concitoyens et à tous niveaux, des gisements d’intelligence, de solidarité et d’énergie qui, bien mobilisés, pourraient faire des merveilles.
Dernier ouvrage paru Les Nouveaux Travailleurs des applis, avec Sarah Abdelnour (PUF/La vie des idées)
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