L’intense polémique a été lancée par un article du Monde au sein de la blogosphère. Entretien avec Dominique Cardon, sociologue et spécialiste des usages et des nouvelles technologies, qui décrypte pour les Inrocks le divorce entre monde des élites et culture du libre accès.
Partagé plus de 14 000 fois sur Facebook et retweeté 3 900 fois depuis sa parution le 26 décembre dernier, un article du Monde intitulé « Les élites débordées par le numérique » a déclenché des réactions très critiques chez les blogueurs. Cet article paru sur le site du quotidien abordait la disjonction entre nos élites et la culture numérique comme un “problème générationnel violent”. Il était question des prises de libertés du nouvel « homo numericus » qui avance à toute vitesse. « Bien plus vite que les gouvernants, les institutions et intellectuels, souvent dépassés.”
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Le quotidien y opposait une culture Web démocratique, liquide et faite d’instantanéité, à une culture des élites plus académique et compartimentée, qui fonctionnerait aujourd’hui avec plusieurs trains de retard par rapport à la créativité de la toile. Il s’agissait d’expliquer en quoi cette culture « horizontale » du libre accès, qui fonctionne aujourd’hui grâce aux start-up, aux sites de crowdfunding et la profusion des réseaux sociaux, échappe au monde des banques, des énarques, des assurances et des grands cabinets d’avocats.
Les réactions au sein de la blogosphère se sont rapidement multipliées et plusieurs blogueurs ont présenté l’article comme outrancier et trop dans la dichotomie (arguant, par exemple, que certains de nos politiques font un usage important des nouvelles technologies, notamment de Twitter). « Cette rengaine manichéenne, positiviste et démagogique » est le titre d’un billet (énervé) de blog qui donne le ton à ceux qui ne croient pas une dualité si nette entre technologies traditionnelle et Internet. Décryptage et analyse avec Dominique Cardon, auteur de La Démocratie Internet : Promesses et limites.
Qu’avez-vous pensé de l’article du Monde “les élites débordées par le numérique” ? Assistons-nous effectivement à une déconnexion entre nos dirigeants et l’univers numérique ?
Dominique Cardon : Il s’agit d’un article intéressant et provocateur. C’est pour ça qu’il a suscité le débat. Il met en scène une tension qui existe en effet. Mais l’article accuse fortement la frontière entre les élites et le peuple d’Internet.
Pour vous, l’article exagère l’importance d’une tendance pourtant bien réelle ?
L’article donne la parole, ce qui est assez logique, à tous les militants, prophètes et gourous de la révolution et de la rupture. Ils ont intérêt à se penser comme l’avant-garde d’un monde nouveau en conflit avec l’ancien. Dans la réalité, je crois que les transformations numériques de nos sociétés sont progressives, complexes, interdépendantes et qu’elles entrelacent les différents univers. Les acteurs du numérique, qui sont aussi ceux qui militent pour que le monde dans lequel ils ont investi leurs intérêts, adviennent, ont tendance à voir des ruptures là où ce sont plutôt des glissements, des frictions et des recompositions.
A quel niveau situeriez-vous la rupture ?
Entre deux états d’esprit. Ceux qui pensent qu’il faut protéger la société civile contre elle-même et ceux qui pensent que la société civile avance plus vite que les institutions. Il se joue aujourd’hui dans les usages horizontaux, transverses et autonomes de l’Internet, toute une série de choses qui inquiètent ou déroutent les institutions qui veulent les réguler ou les protéger. La société civile de l’Internet est un lieu de fabrication assez original, auto-organisé, joyeusement désorganisé aussi. Ce mouvement d’autonomisation des internautes par rapport aux cadres institutionnels peut, comme le montrent les personnes interviewées dans l’article, faire l’objet d’une lecture libérale, dans le sens où c’est le marché qui opère et il faut laisser faire, ou bien plus libertaire en encourageant comme avec Wikipédia l’empowerement des internautes. C’est là, me semble-t-il, la vraie ligne de tension : les internautes parlent, critiquent, se coalisent, s’affilient à des phénomènes viraux et ce nouveau désordre inquiète et perturbe. La page du bijoutier de Nice, les “pigeons”, la mobilisation spontanée initiée par le blog de Pénélope Bagieu contre la pêche en haut profonde, etc. Certaines des dynamiques expressives qui traversent l’espace public n’empruntent pas les canaux traditionnels. La question, c’est de savoir si l’on peut encore faire passer la régulation de la société civile par le centre institutionnel où s’il faut laisser faire ces initiatives, même quand elles sont très dérangeantes. Pour prendre un exemple précis, ça se joue au niveau de l’éducation. On ne peut pas dire que l’Education nationale soit du côté des élites hostiles au numérique, mais quand on regarde, il y a des endroits où il y a beaucoup d’hostilité au numérique et des endroits dans lesquels il y a beaucoup d’innovations et de choses qui se font. C’est pour ça que c’est un peu caricatural d’opposer frontalement les internautes et les institutions.
Que pensez-vous des arguments des billets de blogs qui critiquent l’article ?
Ils sont assez spécifiques, je ne suis pas toujours convaincu. Un des billets oppose à l’article du Monde le fait que le personnel politique utilise Twitter. Oui, bien sûr, ils l’utilisent. Mais la question est de savoir comment ils l’utilisent, et à quelques exceptions près, ils font de la com assez traditionnelle. Ça ne me semble pas très révélateur d’une compréhension de la culture numérique par les élites. On retrouve des schémas assez descendants et un encadrement de la parole par les professionnels de la communication. Ce sont deux questions différentes qui se mélangent. Est-ce que des élites utilisent les nouvelles technologies à titre personnel ou est-ce qu’ils perçoivent les déplacements qui ont lieu dans la fabrication de l’opinion publique et de l’intérêt général ? La deuxième question me semble plus intéressante. Comment articuler la démocratie représentative avec les formes d’expression qui se nourrissent sur Internet, à travers les pétitions, les pages Facebook, les collectifs qui peuvent se mettre en place ? Comment se défaire de l’idée que les élus sont les seuls dépositaires et gardiens de l’intérêt général et accepter que sur Internet, il existe aussi des formes de communs, de concernement collectif, qui obligent à mettre l’intérêt général en partage ? Il faut être attentif à des déplacements, apprendre à entrer en discussion avec ces mouvements de l’Internet.
Qu’est-ce que vous pensez de la manière très positive dont l’article présente les « digital natives » ?
Les gourous du digital adorent cette idée. Mais dans les enquêtes de sociologie, ce concept n’est pas vraiment attesté. C’est-à-dire que les jeunes ont des habilités, des agilités techniques . Ça, c’est incontestable, ils font plusieurs choses en même temps, passent d’un service à un autre, ils ont des habitudes d’échanges. Mais, ce n’est pas parce qu’on est agile dans la manipulation que l’usage sert à faire de l’horizontalité. Quand les jeunes arrivent sur le marché du travail, ils ont été tellement fragilisés qu’ils sont souvent très dociles et ne mettent pas l’entreprise en réseau. En revanche, c’est vrai qu’on assiste à de nouvelles tendances à la coopération horizontale, pas nécessairement chez les plus jeunes, à travers les phénomènes d’auto-organisation individus, les voisins, le covoiturage, les économies solidaires et écologistes… C’est le même phénomène de prise en charge de questions collectives par la société civile qui n’emprunte pas les canaux traditionnels des institutions ou des associations traditionnelles. Ce sont des dimensions dans lesquelles la société se prend elle même en charge et utilise Internet pour fabriquer du commun à côté de l’intérêt général. C’est ça qui est nouveau, qui est bien perçu par certains et qui en rebute d’autres.
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