Greenpeace France publie ce 7 mai un rapport sur les liens entre marchés financiers et climat, préconisant l’interdiction des dividendes lorsqu’ils sont liés à des activités climaticides. Clément Sénéchal, chargé de campagne politique climatique de l’ONG, nous en explique les résultats.
Le titre coup de poing du rapport publié par Greenpeace France ce 7 mai – “Climat : l’argent du chaos” – est à la hauteur de sa proposition : “Pour une interdiction des dividendes climaticides”.
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Dans cette étude, l’ONG dresse un constat accablant sur le manque de moyens mis en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’origine du dérèglement climatique, et respecter l’Accord de Paris. Le raisonnement est donc simple : dans le contexte de la crise économique provoquée par la pandémie, “les choix de relance économique arrêtés engageront la trajectoire climatique du pays pour de nombreuses années”. C’est pourquoi il est crucial d’“imposer aux entreprises polluantes des efforts environnementaux inédits”. Clément Sénéchal, chargé de campagne politique climatique de Greenpeace France, nous en dit plus sur cette proposition, et critique sévèrement le bilan d’Emmanuel Macron en matière d’écologie, trois ans après son élection.
Vous publiez ce jeudi un rapport sur les liens entre marchés financiers et climat. Que démontre-t-il ? Malgré l’Accord de Paris, est-il toujours possible de s’enrichir sur des activités polluantes ?
Clément Sénéchal – Nous montrons pourquoi la France est sur une trajectoire incompatible avec l’Accord de Paris et ne tient pas ses propres objectifs climatiques. D’abord, les multinationales françaises sont fortement émettrices, avec au moins 5 entreprises du CAC 40 qui présentent un bilan carbone similaire ou supérieur à l’ensemble du territoire national. Ensuite, aucune législation n’oblige les entreprises à réduire progressivement leurs émissions. Autrement dit, afin de préserver des intérêts industriels et financiers, les majorités politiques qui se sont succédé n’ont pas prolongé l’Accord de Paris jusqu’à notre appareil de production, comme si les émissions de CO2 tombaient du ciel. Les activités polluantes sont donc plus lucratives que jamais ! Les actionnaires du CAC 40 ont en effet engrangé des dividendes records au titre de l’exercice 2018. Sur ce plan, l’entreprise la plus généreuse est Total, avec 6,6 milliards de dividendes, issus de bénéfices réalisés directement sur la destruction du climat.
Pour apporter un éclairage nouveau, nous avons calculé l’empreinte carbone des dividendes. Concernant l’entreprise la plus émettrice du CAC 40, BNP Paribas, 100 euros de dividendes possèdent une empreinte carbone équivalente à une vingtaine d’allers-retours Paris-New York en avion pour une personne. Il est donc urgent de défaire le lien d’intérêt qui unit les marchés financiers aux activités climaticides, et de s’en prendre au nerf de la guerre : le capital.
Vous proposez donc d’interdire les dividendes lorsqu’ils sont liés à des activités climaticides. Alors que le gouvernement a imposé le blocage partiel des dividendes pour les entreprises qui auront bénéficié d’aides publiques pendant l’épidémie, vous pensez que le moment est opportun ?
Cela montre que le blocage des dividendes est un levier réaliste. La crise sanitaire agit comme un bain révélateur. Elle démontre que l’accumulation pour l’accumulation ne répond pas aux enjeux d’intérêt général mis en relief par la réapparition soudaine du corps social dans la préoccupation politique. Elle fait le tri entre les activités essentielles et non-essentielles au regard d’un but commun. Elle illustre aussi la nécessité d’une intervention de la puissance publique dans l’économie pour lui donner une direction appropriée aux circonstances. Elle prouve enfin l’incapacité du marché à se suffire à lui-même, puisqu’il faut venir le secourir régulièrement avec les deniers publics.
En quelques semaines, tous les dogmes du néolibéralisme ont donc été suspendus, exhibant du même coup leur caractère mystificateur. Ce qui a laissé la place à une interrogation critique dans la société, autour de la fonction des dividendes ou des contreparties demandées aux multinationales ayant reçu des aides publiques. D’un côté, les gens se demandent s’il est bien rationnel d’offrir des chèques en blanc à des multinationales polluantes, ce qui revient à solder une crise conjoncturelle, celle liée au Covid, en aggravant une crise structurelle : l’urgence climatique. De l’autre, l’Etat se trouve plus que jamais en position de force vis-à-vis du secteur privé pour lui imposer des efforts inédits. Il est temps d’agir. A commencer par rompre le lien d’intérêt qui unit les marchés financiers et les activités climaticides.
Quel regard portez-vous sur le rôle que joue l’Etat en ce moment, dans la gestion de la crise économique ? Craignez-vous que le climat soit le grand oublié de la relance ?
La stratégie économique du gouvernement est très préoccupante. Lors du vote à marche forcée du Projet de loi de finance rectificative en avril, 20 milliards d’argent public ont été offerts aux grandes entreprises françaises les plus polluantes, comme Air France ou Renault, sans la moindre contrepartie environnementale fixée dans les textes – alors que le secteur des transports est le plus émetteur en France ! Ces milliards vont nous piéger dans des trajectoires à haute intensité carbone dont il sera impossible de se libérer avant des années, alors que la France ne réduit pas son empreinte si l’on compte les émissions importées.
Mais le plus inquiétant réside dans le cadre macroéconomique mobilisé par le gouvernement : accroissement de la dette souveraine (au lieu d’une intervention directe de la BCE sur le marché primaire pour financer directement les besoins ciblés de l’Etat) et maintien du statu quo sur le plan fiscal, plutôt qu’une imposition progressive renforcée (via un impôt de solidarité écologique et sociale sur le patrimoine, par exemple). Ce schéma prépare une cure d’austérité intenable par son ampleur, qui va obérer les capacités d’investissements écologiques de l’Etat d’une part, encourager d’autre part une recrudescence des “réformes structurelles” (privatisations, précarisation de l’emploi) dont l’effet principal sera d’affaiblir toujours plus les capacités de résilience de la société, pourtant indispensables face aux fléaux climatiques à venir. C’est une relance par les inégalités qui se profile. Or, seule une société marquée par une forte cohésion sociale est en mesure de fournir les efforts de sobriété inévitables pour répondre au nouveau régime climatique. Nous le savons depuis la mobilisation des Gilets Jaunes.
“Le gouvernement prépare une cure d’austérité intenable par son ampleur, qui va obérer les capacités d’investissements écologiques de l’Etat”
Emmanuel Macron a pourtant utilisé des termes forts dans son allocution du 13 avril (planification, jours heureux…), si bien que certains ont cru à un retour de l’Etat providence. Celui-ci peut-il être mis au service de l’écologie ?
Les belles paroles d’Emmanuel Macron dissimulent souvent une démission politique. Là où il ne peut démontrer par les actes, il tente d’envoûter par les mots. Trois ans jour pour jour après son élection, voilà à quoi se résume son bilan en matière d’écologie : une formule, “Make our planet great again”, restée lettre morte. Au moment où il expliquait au Financial Times que les Français.es ne voudraient plus d’un air pollué, sa majorité votait des milliards aux industriels de la pollution.
L’enjeu aujourd’hui n’est pas de relancer l’économie, mais d’opérer une reconstruction écologique. L’Etat-providence du président ressemble surtout à l’état néolibéral le plus productiviste. Nous préférons l’Etat-résilience. Devise ? Moins de biens, plus de liens. Moins de concurrence, plus de présence. C’est un état social et planificateur, capable de mobiliser des investissements publics sans précédent dans les secteurs de la transition, comme l’agriculture bio et locale, la rénovation des bâtiments, les énergies renouvelables, les mobilités décarbonées. Mais il doit aussi conduire intelligemment la décrue des secteurs industriels fortement émetteurs. Dans cette optique, pourquoi ne pas construire une politique holistique de la mobilité ? Avec un pôle public des transports, capable de déployer une offre en cohérence avec l’accord de Paris, adossée à un mandat de service public ? Pourquoi ne pas lancer également un grand programme d’emplois garantis dans les secteurs du soin et de l’environnement, financé par l’Etat et piloté par les collectivités territoriales, au plus près des besoins locaux ?
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La critique de l’idéologie de la consommation et de la croissance, qui n’a encore jamais suscité d’adhésion populaire large, peut-elle sortir renforcée de la crise du Covid-19 ?
En réalité, une prise de conscience fermente dans l’opinion publique depuis un certain temps. Une marche climat gigantesque a été spontanément organisée dans la foulée de la démission de Nicolas Hulot fin 2018, la plainte contre l’Etat pour inaction climatique (l’Affaire du siècle) a rassemblé le plus grand nombre de signataires jamais atteints en France début 2019, des actions de désobéissance de masse se sont multipliées dans la foulée… L’écologie s’est placée en tête des préoccupations des Français·es lors des élections européennes l’an dernier, une majorité d’entre eux privilégie “l’utopie écologique”, fondée sur une consommation réduite mais de meilleure qualité, face aux utopies “sécuritaire” et “techno-libérale” selon une étude publiée fin 2019 par Philippe Moati. Et cette année, pendant le forum de Davos, une étude internationale révélait qu’une majorité d’habitants de 28 pays développés, dont la France, ne faisaient plus confiance au capitalisme pour améliorer les choses.
La crise pourrait faire basculer définitivement l’opinion publique, tant elle rend tangible, en plus de son injustice inhérente, l’irrationalité totale du système actuel. J’en veux pour preuve un sondage de Libération publié pendant le confinement, qui montre qu’une majorité de la population se prononce en faveur d’un ralentissement du productivisme et de la recherche perpétuelle de la rentabilité (69 %). Bref, les Français·es sont aujourd’hui pour un démantèlement du paradigme néolibéral, maintenu de manière de plus en plus autoritaire. Il y a donc un problème démocratique.
“La crise pourrait faire basculer définitivement l’opinion publique, tant elle rend tangible, en plus de son injustice inhérente, l’irrationalité totale du système actuel”
Qu’avez-vous observé de près ou de loin dans cette crise qui vous donne de l’espoir pour le monde de demain ?
L’abnégation indescriptible des soignant·es, des caissier·es, des éboueur·es, de tous ces gens dont les métiers et la vocation sociale ont été dénigrés éhontément par l’élite économique et politique au pouvoir depuis des années, alors qu’ils sont indispensables à la collectivité, qu’ils sont nos premières digues, notre essence sociale. Le sens de l’intérêt général reste à la conscience humaine, nichée dans les cœurs, logés chez l’individu. Il y a donc quelque chose d’indestructible dans l’humanité, malgré les assauts méthodiques du cynisme, sur lequel construire un horizon et se tenir debout. Pour le reste, ce sont des rapports de force. Engagement, stratégies, tactiques. A nous de les gagner.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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