Connu pour ses travaux sur la psychiatrie et le monde du travail, le sociologue Robert Castel s’est éteint à l’âge de 79 ans. Nous republions ici un entretien que nous avions réalisé en 2009.
Avec la disparition de Robert Castel, la sociologie française perd l’une de ses plus grandes figures. Né en 1933, marqué par les œuvres de Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Erving Goffman dès ses premiers travaux, Robert Castel s’est surtout intéressé à la question du travail, après avoir écrit sur la psychiatrie.
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Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à partir de 1980, il a publié ces vingt dernières années des livres décisifs sur la question sociale : Les métamorphoses de la question sociale (1995), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi (2001), L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ? (2003), La discrimination négative (2007), La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu (2009). Tous ses livres analysent les processus de désafilliation et de fragilisation des individus dans une société salariale fracturée, où les mécanismes usés de protection sociale ne permettent plus aux individus d’exister souverainement.
Dans son dernier livre, coécrit avec Nicolas Duvoux, L’avenir de la solidarité, paru en janvier dernier, il rappelait comment se constituait aujourd’hui un nouvel « individualisme de déliaison ». Attentif aux évolutions pernicieuses dans le monde du travail, l’auteur prenait la mesure d’une « transformation profonde de notre conception de la solidarité » glissant d’une conception de la solidarité conçue comme « une construction collective inconditionnellement garantie par l’Etat sous forme de droits », à une interprétation contractuelle de la solidarité selon laquelle « les individus sont mobilisés selon une logique de la contrepartie afin de mériter les ressources dont ils peuvent être les bénéficiaires ».
Attentif à ces évolutions sociologiques, précis dans ses argumentations, Robert Castel a porté un regard théorique et scientifique d’une rigueur absolue ; plus encore, son regard analytique se doublait une grande générosité humaine. Sa sensibilité et sa gentillesse, associées à son travail de chercheur à l’ombre des plateaux médiatiques, fut aussi la marque d’un grand homme. Voici un entretien que nous avions réalisé en 2009.
Votre nouveau livre, La Montée des incertitudes, approfondit votre travail entamé en 1995 dans Les Métamorphoses de la question sociale. Avez-vous l’impression d’achever votre réflexion dans ce domaine ?
Non, c’est un processus inachevé. J’ai voulu, quinze ans après Les Métamorphoses…, mesurer l’évolution des transformations dans l’organisation du travail, des protections sociales et du statut de l’individu depuis les années 70. Car ces transformations remettent en cause le statut de l’individu moderne, ou en tout cas nombre de ces individus que j’appelle des “individus par défaut”, auxquels font défaut les conditions de base pour se réaliser avec un minimum d’indépendance sociale. La dégradation de ce statut de l’individu me paraît profondément liée à cet effritement de la condition salariale, avec sa stabilité, ses droits, ses protections.
Est-ce que cette durée aussi courte – trente ans – au regard de l’histoire autorise à parler de transformation radicale de la société ?
Il y a, c’est vrai, des processus de plus longue durée, des grandes dynamiques multiséculaires. Mais à partir du début des années 70, il y a une bifurcation, comparable à celle de la fin du XVIIIe siècle, où le statut du travail se recombine à partir de l’idéologie libérale. On change alors de régime du capitalisme, et une nouvelle dynamique démarre. On pensait que ce serait une simple secousse, on attendait la reprise ; or, c’était le début d’une mutation du régime du capitalisme qui se mettait en place et dans lequel on est toujours aujourd’hui.
La crise financière actuelle est-elle pour vous un symptôme de cette transformation ?
C’est l’aboutissement de cette dynamique de dérégulation qui libéralise progressivement le marché du travail et les protections sociales. C’est la “vérité” de cette transformation, pour reprendre un terme hégélien. Cela donne à voir manifestement où nous mène le marché lorsqu’il est laissé à lui-même, lorsqu’il est autorégulé, qu’il n’obéit qu’à ses propres exigences.
L’un des effets en creux de cette crise n’est-il pas de provoquer une prise de conscience généralisée sur les vices de l’ultralibéralisme ?
Je constate que les mêmes personnes, à commencer par celles qui nous gouvernent, qui étaient dans ce discours de la dérégulation, du moins d’Etat, de la libération du marché, en appellent désormais à l’Etat, vantent les mérites de la protection sociale… C’est une donnée ironique. Mais il se pourrait aussi que cette prise de conscience soit l’occasion de penser que, peut-être, il y a plus fondamental à faire que de simples aménagements de surface.
La radicalisation des conflits, comme la séquestration de patrons, vous surprend-elle ?
On peut parler d’effet et de symptôme. Et de prise de conscience, à commencer par ceux qui en subissent les effets directs : il y a quelque chose qui, profondément, ne va pas. Au lieu de se contenter de bougonner, des individus passent à l’acte. Je crois que c’est l’indice de cette dramatisation. Où cela peut-il mener ? La question reste ouverte. Ces mouvements d’exaspération sont sauvages dans leur expression mais ils ont une sorte de rationalité : ils traduisent l’impasse dans laquelle s’est engagée une forme de gestion du capitalisme.
La dérégulation du travail est, selon vous, à la base de cette transformation.
C’est l’épicentre. A la subordination salariale ont longtemps été associés des protections et des droits forts. Aujourd’hui, on observe l’effritement de ces systèmes de sécurisation du travail sous la poussée de la logique du nouveau capitalisme : une logique de “décollectivisation”. On est dans le temps des fragmentations. Les travailleurs sont appelés à se responsabiliser, à prendre des initiatives, dans une situation de concurrence du tous contre tous. La dégradation du statut de l’emploi donne lieu à la progression de formes d’activité en deçà de l’emploi, qui sont mal protégées, mal payées et qui institutionnalisent le “précariat”. Il y avait une vieille expression populaire au XIXe siècle : “Vivre au jour la journée”. C’était le fait de la majorité des travailleurs à l’époque. A nouveau, un grand nombre de gens vivent au jour la journée, ne savent pas de quoi demain sera fait. C’est une remontée de l’insécurité sociale.
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