À Paris et en Île-de-France, la possibilité d’une ville végétalisée et résiliente, où se côtoient hommes et plantes, a déjà fait son trou. Les initiatives citoyennes sont légions, autant que les modèles d’action et les « green sensibilités » des acteurs, interconnectés et profondément urbains, d’une prise de conscience dopée à la sève.
Il est 16 h lorsqu’une lourde averse s’abat sur la Cabane Fleury, le nouveau QG de l’association Pépins Production, une pépinière installée au fond du square Emmanuel-Fleury, dans le XXe arrondissement de Paris. Au conteneur posé au sol pour stocker les outils de jardinage et quelques ballots de paille, est accolée l’ossature de la pépinière, construite en bois de charpente récupéré sur divers chantiers de construction et recouverte d’une large bâche transparente, en attendant l’été… et les baies vitrées.
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Guérilla jardinière
Dans un coin de la pépinière, Gabe, 29 ans, bichonne les plants de tomates. Il a rejoint Pépins Production il y a peu, une nouvelle activité qui s’ajoute à ses casquettes plus anciennes. Gabe fait aussi partie de l’équipe Les Jardiniers à vélo, qui conçoit, aménage et entretient des espaces végétalisés chez des particuliers franciliens. Enfin, il est l’importateur en France du mouvement Guerilla Gardening, qui agit pour la réappropriation d’espaces délaissés au profit de « l’émergence végétale », quelles que soient sa forme ou sa finalité. « Je mène avant tout mon action de guérilla pour le plaisir. C’est un moyen de dialoguer avec les gens, de défendre les libres semences et l’accès public à la terre, que nous considérons comme un bien commun », explique le jardinier guérillero.
Le mouvement Guerilla Gardening, “GG”, a officiellement débuté à New York, en 1973, suite à la « green guerilla » initiée par Liz Christy, figure pacifiste de la contre-culture américaine, et son objectif de conversion d’un lotissement abandonné de Manhattan en jardin collectif. Depuis, la GG a égrainé à travers les villes du monde où ses adeptes constituent de petites cellules autonomes et mènent une multitude d’actions de végétalisation urbaine : plantations sauvages, réappropriation d’espaces vacants, bombes de graines, tags et murs végétaux, manifestations et actions de végétalisation.
Gabe a lancé le mouvement parisien en 2009, suite à ses études en aménagement paysager. Dans une ville où s’agglutinent en moyenne 21 347 habitants au km², les places sont rares, même pour les plantes. « À Paris, les pieds des arbres font partie des derniers espaces de pleine terre disponibles. Je suis contre l’idée d’installer des bacs en plastique dans les lieux publics, autant que de délivrer un permis de végétaliser, je vois ça comme une forme de recul des libertés individuelles », explique Gabe dont la principale réalisation illustre parfaitement ses méthodes et sa vision du jardinage urbain, en lutte contre le tout béton.
On la trouve sur les bords du canal Saint-Martin, sous le carrefour gris et métallique de la station Jaurès. C’est le Jardin afghan, un nom choisi en mémoire du camp de fortune afghan qui s’était établi sous le pont à quelques mètres de là. Sur une langue de terre d’une vingtaine de mètres de long, s’entrelacent sauvagement des pieds de capucines, des chardons qui protègent l’espace grâce à leurs épines, quelques arbres fruitiers, lilas, œillets, iris, pâquerettes et canettes de bière, bientôt recouvertes par les herbes hautes.
Le jaillissement de la nature
Non loin de là, en Seine-Saint-Denis, Martin Labelle, jardinier touche-à-tout, se balade pieds nus entre les allées du jardin partagé qu’il a façonné au Terrain d’Aventure de Montreuil (93), une ancienne friche industrielle autogérée depuis 1995 par l’Association Montreuil en éveil. Lunettes rondes déposées sur le nez et flegme assuré, Martin est un gars de la ville qui s’y connaît en jardinage, et pas qu’un peu. Fin mai, après des semaines pluvieuses et quelques journées lumineuses, c’est déjà la cohue dans les parcelles et autour la butte semi-sauvage qu’il a créée.
Framboisiers, herbes aromatiques, bourraches, fleurs des champs, mais aussi coléoptères, abeilles, moucherons, pigeons ramiers, merles, geais des chênes… pullulent dans ce carré de nature niché au milieu des immeubles. Un lieu fait de pelouses, d’arbres entrelacés, de chemins de bosses, de balançoires et où se croisent et interagissent de nombreux acteurs, jardiniers, jeunes du quartiers, familles à poussette, tagueurs… Pédagogue, Martin prêche l’idée d’une ville poreuse qui intègre la nature au mode de vie qu’elle entend proposer à ses habitants :
« On ne peut pas dire aux populations qui se concentrent dans les pôles économiques d’aller s’installer à la campagne s’ils veulent voir du vert. Monsieur Tout-le-monde peut et doit pouvoir faire « jaillir le vivant » dans l’espace urbain. C’est possible toute l’année et de très nombreuses associations naissent à Paris et en Île-de-France depuis ces deux dernières années avec pour objectif de végétaliser la ville dans une démarche aussi pédagogique que sociabilisante. Il faut faire venir la nature en milieu urbain, libérer de l’espace et lutter ainsi contre la stérilité des villes. »
Une vision que partage Gabe à travers ses actions et discours. Mais plus que de la place, c’est surtout du temps et des moyens financiers qui manquent à la Guerilla Gardening française pour organiser des opérations de plus grande envergure, acheter des semis et du matériel. « Je me demande toujours comment faire pour aller au bout de mon raisonnement, pousser une action le plus loin possible sans faire de compromis. Je pense qu’une certaine radicalité est nécessaire si on veut que les choses changent. Je préfère semer des orties que d’aller acheter des semences non reproductibles chez Truffaut ou Jardiland. C’est peut-être plus complexe mais ça a plus du sens », précise Gabe.
Des pommiers suspendus
Quand certains militent pour la réappropriation des sols inoccupés de la capitale, d’autres trouvent en l’air des terrains tout aussi propices à la végétalisation. Au 14, avenue Parmentier, sur le toit de La Générale – un ancien centre de distribution d’électricité EDF bientôt reconverti en cinéma indépendant – un autre prétrentenaire s’active à concevoir la ville de demain. C’est Thomas Tran, fondateur de l’association Verger Itinérant. Sous ses semelles, la toile goudronnée a laissé place à un sol de palettes et lattes de bois. Un réseau d’allées permet de circuler entre les bacs et les espaces creux qui accueillent environ 530 arbres et arbustes fruitiers.
En résidence ici depuis un an, Thomas a lâché son poste de responsable administratif chez un grossiste en viande et s’est formé seul à l’arboriculture. « Je n’avais pas beaucoup d’argent, peu de place disponible et j’aimais la ville. L’idée était de tester la viabilité d’un modèle pour faire pousser et grandir des arbres fruitiers et qu’ils donnent des fruits. Le tout avec des installations réduites, déplaçables, recyclables et surtout répliquables ». Thomas est seul maître à bord et maîtrise l’ensemble du cycle de vie de ses arbres, tous payés de sa poche. Le jeune arboriculteur expérimente et mixe les modes de culture afin de créer le sien, le mieux adapté à cet environnement urbain et ses contraintes.
« J’ai décidé de ne pas tailler mes arbres. Je les pousse simplement vers leur fonction fruitière en orientant les rameaux pour qu’ils produisent la juste quantité de fruits. Cette façon de faire moderne, avec un minimum de place, d’investissement, de main d’œuvre et une vocation à la fois productive et pédagogique, est tout à fait nouvelle. Et puis c’est aussi un moyen de créer ma boîte », explique-t-il tout en évaluant les dégâts causés par les pigeons, chenilles, pucerons et champignons, ceux qu’il nomme les « prédateurs ».
Malgré les attaques répétées des palombes, Thomas espère cette année récolter plusieurs centaines de kilos de fruits, dont un bon millier de pommes de variétés parfois oubliées. Il envisage de vendre sa récolte au profit de l’association et de proposer aux acheteurs de cueillir les fruits directement sur la branche. « Je crois beaucoup à des formes de coopératives où la part du bénévolat, de la pédagogie et du lien social est importante, et dans lesquelles la production agricole peut-être valorisée à travers des filières courtes mais aussi des échanges de services », ajoute l’homme aux 500 arbres.
Drêches de malt et design aquaponique
Question filière, certains ont carrément décidé de créer la leur, à l’image de Bruno Vitasse, directeur de l’association Zone Ah ! qui développe et accompagne la création de tiers-lieux dédiés à l’agriculture urbaine. Il officie depuis quelque temps sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul (XIVe), rebaptisé Les Grands Voisins et où 70 associations cohabitent, imaginent et façonnent les contours d’un vivre-ensemble moderne, novateur et solidaire. Installé dans un pavillon dédié au coworking, le quarantenaire présente l’un de ses nombreux projets : Zébu ou « Zone d’étude écosystémique sur le métabolisme des brasseries urbaines ».
Alors que les brasseries artisanales (re)fleurissent partout en Île-de-France et qu’elles ont à présent l’obligation de trier leurs bio-déchets, le projet Zébu entend créer une filière de collecte et de valorisation des “drêches de malt” (résidus du brassage de malt). « La drêche est aujourd’hui considérée comme un bio-déchet, dont le traitement représente un coût. Avec Zébu, nous voulons en faire une ressource, qui a donc une valeur, inverser la donne et valoriser ce déchet qui est une véritable source de richesse », explique Bruno Vitasse qui collabore déjà avec plus d’une vingtaine de brasseries franciliennes (Frog, La Montreuilloise, Bap Bap, Deck & Donohue, La Parisienne, Parisis, la Goutte d’Or, Outland…).
Les possibilités d’utilisation des drêches de malt sont nombreuses : fertilisation agricole, nourriture animale, méthanisation, production de substrat pour les cultures agricoles, champignonnière mais aussi pour l’aquaponie (forme d’aquaculture associant la culture de végétaux en symbiose avec l’élevage de poissons). Depuis deux ans, Zébu a déjà tissé un large réseau de partenaires dans le domaine de l’agriculture et de la végétalisation urbaine : Vergers Urbains, Toits Vivants, l’École du Compost à Colombes, Jardin Mobile…
En parallèle, avec les associations La Paillasse et Zone Ah !, en partenariat avec Yes We Camp, Bruno Vitasse participe au développement d’une serre aquaponique à vocation expérimentale et pédagogique. L’installation, faite d’une légère charpente de bois clair et de panneaux translucides, trône dans la cour centrale de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Elle renferme plusieurs systèmes aquaponiques, quelque 150 jeunes carpes et tout ce qu’il faut de légumes en pleine croissance. « Nous travaillons sur plusieurs aspects à la fois : le choix des espèces de poissons, leur nombre et leur nourriture (comme les drêches de malt), le type de plantes qui poussent dans les bacs de culture, le débit de l’eau chargée en azote et nutriments pour les plantes, ainsi que le design des installations aquaponiques. C’est une équation assez complexe et une recherche d’équilibre adaptée à un milieu, à des objectifs et des besoins spécifiques », explique Philippe Gattegno, le responsable de la serre.
Les deux associations sont également en lien avec le Greenlab de l’Université Pierre et Marie Curie à Jussieu, une structure mixte tournée vers le vivant et l’éco-innovation qui met en relation étudiants, entrepreneurs, start-up et associations. Zone Ah ! y développe un partenariat avec un industriel pour la conception d’un prototype de structure aquaponique productible en série et en kit. « Le module aquaponique et ses procédés seront disponibles en open-source. Chacun pourra y apporter des améliorations et nourrir ainsi le projet global, explique Bruno Vitasse. L’idée est de distribuer ces modèles aquaponiques dans des écoles, chez des particuliers, dans des entreprises… ». Pourquoi pas imaginer qu’à terme, chaque urbain pourrait installer chez lui un modèle aquaponique miniaturisé et faire pousser ses propres légumes et aromates.
Vers une nouvelle urbanité ?
Pour Gabe et la Guerilla Gardening, de nombreux obstacles barrent encore la route à ce grand changement que tous salivent, à commencer par les sphères institutionnelles et les politiques municipales. « La mairie doit accepter de faire évoluer plus encore sa vision de la ville, de l’espace public et de la végétalisation. Pour le moment, elle n’apporte aucune aide concrète aux initiatives citoyennes, malgré de beaux discours et cette manie de s’approprier tous les projets défendus et initiés par la société civile », explique Gabe qui a souvent retrouvé ses plantations arrachées par les agents municipaux. De son côté, Bruno Vitasse pointe la « schizophrénie » des pouvoirs publics :
« Alors que Zébu est un projet supporté par la ville de Paris, lauréat de l’appel à projet “Amélioration du métabolisme urbain” 2014 et qui s’inscrit dans une démarche résiliente et prospective, nous avons beaucoup de mal à financer notre lancement. Jamais on ne nous aide à transporter nos matériels d’expérimentation ou d’exposition, à trouver des infrastructures, réaliser les premiers ramassage de drêches chez des brasseurs partenaires qui ont choisi de s’installer en région parisienne. C’est un coût supplémentaire alors que nous sommes dans une logique circulaire et d’entre-aide ».
Même si Paris est sur la bonne voie, celle de la végétalisation et de la résilience, le chemin est encore long et semé d’épines selon Martin. Aussi, la société civile doit jouer un rôle majeur dans l’émergence d’un nouveau modèle d’urbanité. « Tout ne doit pas passer par les voies institutionnelles, car l’enjeu est immense et les marges d’action très restreintes. Il faut que les gens s’approprient les espaces vacants et inutilisés dans leur espace urbain proche. Je pense qu’il faut plus de désobéissance civile », explique-t-il en faisant flamber un monticule de bois mort sur un coin de pelouse du Terrain d’Aventure.
Du haut de son toit, Thomas Tran rêve aussi d’une ville éclatante de verdure, de biodiversité et qui rayonnerait des initiatives multiples et complémentaires de ses acteurs et habitants. Utopiste certes, mais tout aussi réaliste quant à l’avenir de nouveaux modèles d’agriculture urbaine dans des sociétés souvent déconnectées des réalités agricoles. « C’est un véritable enjeu que de penser des systèmes productifs alternatifs sans abandonner des modèles de production industriels, absolument nécessaires pour nourrir une population en augmentation constante. Les projets d’agriculture urbaine comme le mien n’ont pas vocation à être très productif, ni même rentable, mais ils peuvent créer du lien social, aider à tisser des relations nouvelles entre les urbains et ouvrir des consciences à des problématiques majeures ». À Paris, comme dans de nombreuses villes à travers le monde, toutes ces idées renvoient finalement au foncier et à sa vocation. « Est-ce qu’on ne gagnerai pas à rendre « incédables » des zones en les dédiant à des activités non-économiques, propices à la création et au lien social ? », conclue le maître des toits.
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