Pour Manuel Valls, il existe en France “un apartheid territorial, social, ethnique”. Deux semaines après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le premier ministre trouve la source des maux de la société française dans la “misère sociale” des “ghettos”, où s’additionnent “les discriminations quotidiennes parce que l’on n’a pas le bon nom de […]
Pour Manuel Valls, il existe en France “un apartheid territorial, social, ethnique”. Deux semaines après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le premier ministre trouve la source des maux de la société française dans la “misère sociale” des “ghettos”, où s’additionnent “les discriminations quotidiennes parce que l’on n’a pas le bon nom de famille, la bonne couleur de peau, ou bien parce que l’on est une femme”.
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Des mots qui ont choqué une partie de la classe politique mais pas le chercheur Didier Lapeyronnie. Auteur de Ghetto urbain – Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, le sociologue observe depuis des années la fermeture progressive de ces “contre-mondes”, organisés à l’abri d’un monde – notre société – perçu comme hostile et indifférencié. Entretien.
Existe t-il un apartheid en France?
Si l’on se réfère au régime sud-africain ou même à la discrimination légale aux Etats-Unis pendant les lois Jim Crow, il n’existe pas d’apartheid en France. En revanche, si on veut dire par là qu’il y a des phénomènes de ségrégation raciale et qu’ils peuvent être alimentés par le fonctionnement des institutions et des politiques publiques, la réponse est oui. Parfois, ces politiques publiques ou ces institutions entérinent, favorisent ou amplifient la ségrégation, que ce soient par exemple à travers les contrôles au faciès ou la carte scolaire. Apartheid est un mot brutal, mais pas choquant. C’est plutôt signe que les responsables politiques se rendent compte de la situation.
Comment le “contre-monde” que vous décriviez dans votre livre en 2008 a t-il évolué ?
C’est un monde plus pauvre, plus “refermé” sur lui-même et davantage marqué par la marginalité politique. Cette tendance s’observait dès le début des années 2000. La marginalisation politique a placé les gens dans une forme de vide politique et de sens qu’ils remplissent avec tout et n’importe quoi: de l’identité, de la religion, mais aussi des théories du complot, de l’antisémitisme, puis parfois des choses plus radicales. Ce monde est aussi devenu plus conservateur, plus homophobe, plus sexiste – comme on l’a vu lors de la polémique sur les ABCD de l’égalité. Quand les gens s’appauvrissent et sont marginalisés ils se replient sur ce qu’il leur reste : des rôles familiaux, des genres, des reconstructions identitaires fermées.
Les ghettos fabriquent-ils les terroristes ?
Non. Il n’y a pas d’adéquation entre les cités et les terroristes, même si une partie d’entre eux viennent de ce monde. C’est quand même plus compliqué, ne serait-ce que parce que le terrorisme suppose de s’isoler socialement et intellectuellement. Par contre, on peut dire qu’il y a une certaine forme de compréhension, des gens qui ne condamnent pas ou qui “condamnent mais…”. Ça se voyait déjà lors du 11-septembre ou lors des attentats de Madrid. C’est la rencontre entre une situation socio-politique et l’arrivée d’une idéologie radicale qui vient de l’extérieur, par le biais des prêcheurs, des médias, ou des réseaux sociaux qui peut alimenter des engagements terroristes.
Les législateurs ont-ils conscience que leurs politiques publiques portent en elles le germe de la ségrégation ?
Pas forcément, non. Les militants américains du Black power parlaient de “racisme institutionnel” [PDF] : il n’y a pas d’intention raciste à l’origine de ces politiques ou d’ailleurs de nombreuses pratiques sociales. La carte scolaire est vécue par beaucoup d’habitants des quartiers populaires comme un moyen pour les riches Blancs d’empêcher les pauvres, Arabes ou Noirs, d’envoyer leurs enfants dans de bons collèges. Pourtant, cette politique repose sur un principe universel d’égalité.
Les politiques menées par le ministère de la ville sont-elles inefficaces ?
Il y a des choses qui sont faites avec succès ; ces derniers temps, il y a eu une concentration des moyens sur un nombre plus réduit de quartiers. Le problème, c’est le déficit symbolique et politique de ces mesures. La question des banlieues n’est pas exclusivement sociale. La population des quartiers, discriminée, marginalisée, est placée symboliquement hors de la société. Les habitants ont l’impression de ne pas appartenir à la même société. La forte émotion qui a fait suite aux attentats a exacerbé ce sentiment : quand vous dites “je suis Charlie”, vous dites “je suis français”. Quand vous dites “je ne suis pas Charlie”, vous dites “je ne suis pas français”.
Dans beaucoup de quartiers populaires, quand les habitants parlent du reste de la société, ils disent “les Français”. Sous-entendu : nous, on n’en est pas, à la fois parce qu’on ne veut pas de nous, et, pour certains, parce que du coup, on ne veut pas ou plus en être. Partant, puisqu’ils n’ont pas participé à leur élaboration, les normes de la société leur paraissent extérieures et arbitraires, parfois comme des normes destinées à les maintenir à l’écart. Les politiques sociales ou d’éducation dont ils sont les bénéficiaires leur semblent tomber d’en haut et être menées sans eux, souvent contre eux. Dans tous les cas, elles ont une faible légitimité et perdent de leur efficacité.
Du coup, est-ce qu’il n’y a pas une certaine forme d’hypocrisie de la part du premier ministre à dénoncer un apartheid qu’il contribue à créer en tant que responsable politique ?
Certes. Mais il n’est pas le seul responsable de la baisse des dotations et finalement, si l’on met à part le plan de rénovation urbaine, de la faiblesse des budgets de la politique de la ville. L’hypocrisie est générale, de l’extrême gauche à la droite : qui intervient dans les quartiers de banlieue? Qui parle à ces populations? On l’a bien vu lors des émeutes de 2005 : qui a pris la mesure du sens politique des émeutes ? De ce point de vue aussi, la critique qui devrait être faite est celle de mener des politiques territoriales et non des politiques qui visent à renforcer les « capacités » des gens. « People » plutôt que « place » pour parler comme les Américains.
Or il y a de ce point de vue un blocage certain du personnel politique qui a beaucoup de mal à envisager ce qu’il considère comme du « communautarisme ». Il faudrait, je crois, mener des politiques qui favorisent la formation d’un « communautarisme civique » capable d’incorporer symboliquement les populations dans l’espace politique national. On sait bien que si on veut lutter contre l’islamisme radical, il faut mettre plus d’islam et mieux reconnaître l’islam. Le paradoxe de tout cela est probablement que le tropisme républicain se révèle contre-productif du point de vue de l’appartenance nationale. Il s’agit moins d’hypocrisie je crois que d’idéologie.
Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain – Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, édition Robert Laffont, 2008.
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