Pour leur dernière parution respective, Noah Van Sciver et Andi Watson ont imaginé des personnages d’écrivains normalement névrosés. Quand la satire et l’absurde prennent le pouvoir sur la raison.
“Les écrivains sont des gens désespérés, et quand ils s’arrêtent de l’être, ils ne sont plus des écrivains.” L’Américain Charles Bukowski, l’auteur de la citation, l’ignorait mais, lorsqu’ils touchent le fond, les écrivains peuvent devenir des passionnants personnages de bande dessinée. Car, derrière la quête de la publication, on trouve un cruel théâtre des vanités et des comédies humaines.
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Un nouveau tome pour la série Fante Bukowski
Ainsi, Kelly Perkins aurait pu continuer à travailler dans le cabinet d’avocats de son père. Mais, afin d’exister aux yeux de celui-ci, il a décidé de vivre de sa plume sous le pseudonyme ambitieux de Fante Bukowski. Depuis 2015, le dessinateur américain Noah Van Sciver s’amuse à raconter les efforts de Fante, prétentieux, bon à rien et sac à vin, toujours dépendant des virements paternels.
A 25 ans, Fante ressemble à Jim Morrison, pas celui, sexy des premiers Doors, plutôt la version grasse et hirsute qui a fini dans une baignoire. Lucide, il reconnaît : “Bret Easton Ellis avait 21 ans quand il a écrit Moins que zéro. Bien sûr, il était haï de tous à 22. J’ai sauté cette étape pour parvenir directement à me faire détester.” Jusqu’alors, l’apprenti poète ressemblait à une parodie acerbe de l’écrivain maudit. Ses déambulations éthyliques et aigries donnaient aux deux premiers tomes un rythme un peu lâche et jazzy de vagabondage.
Dans ce troisième et dernier tome, L’échec était parfait, Van Sciver prend enfin à bras-le-corps son personnage principal. Grâce à des flashbacks bien amenés, il nous fait ainsi découvrir le passé de Fante, et son rêve avorté. L’auteur met la société américaine sur le gril et, si cet album se révèle encore plus jouissif que les précédents, il n’est pas interdit de le refermer en ayant à la fois un fou rire et la larme à l’œil.
La Tournée, quand un écrivain part en promo
G.H. Fretwell est, lui, l’antithèse de Fante Bukowski : imberbe, gentil, lisse, père de famille. Il semble traverser sa propre existence comme un être ectoplasmique dont on sait juste la raison de vivre : écrire des romans et manger des steaks bien cuits. Dans cet album, il s’agit moins de montrer les affres de la création que de dévoiler son impitoyable circuit commercial. Fretwell doit en effet quitter sa famille afin de voyager et de se vendre, enfin de vendre Sans K, son dernier roman.
A première vue, le dessinateur britannique Andi Watson semble avoir voulu montrer la solitude de l’auteur lors des dédicaces. Mais, plutôt que de donner à son album une épaisseur clairement autobiographique, il a construit son récit en forme de spirale mystérieuse. Car la tournée de Fretwell dérape sans prévenir lorsqu’une libraire disparaît et qu’un tueur en série est soupçonné. Ce coup de théâtre amorce un polar qui ne se concrétisera qu’en partie.
Au fil des pages, la psychose s’empare des protagonistes et l’itinéraire de Fretwell devient labyrinthique parce que les autres lui opposent un comportement de plus en plus aberrant. Rappelant les atmosphères à moitié flippantes et à moitié grotesques des films Barton Fink (les frères Coen) et Ombres et brouillard (Woody Allen), La Tournée est donc loin de se limiter à un reflet pour initiés du milieu littéraire. Ce roman graphique a davantage les allures d’une fable grinçante, d’un fascinant dédale dans lequel on cherche ses repères.
Fante Bukowski – L’échec était parfait de Noah Van Sciver (L’Employé du moi), traduit de l’anglais (E.-U.) par Vincent Degrez, 176 p., 16 €
La Tournée d’Andi Watson (Ed. çà et là), traduit de l’anglais par Hélène Duhamel, 272 p., 22 €
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