Il y a deux ans, le Raid débusquait Abdelhamid Abaaoud dans un immeuble de Saint-Denis. Lors d’un assaut de plus de cinq heures, nombre d’habitants étaient aux abords de l’appartement. Aujourd’hui, ils sont laissés pour compte par l’Etat, qui leur refuse le statut de victime du terrorisme.
Zaklina Kojic tente de retenir ses larmes. En évoquant ce que sa famille a vécu il y a deux ans, elle tord nerveusement son mouchoir en papier. Ses yeux s’embuent de douleur.
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Il y a deux ans, elle était avec son mari, son fils et sa belle-mère au 48 rue de la République, à Saint-Denis. Ils habitaient sur le même palier où les hommes du Raid ont débusqué le terroriste Abdelhamid Abaaoud le 18 novembre 2015, cinq jours après les attentats de Paris et Saint-Denis. C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, rien n’est réglé. Les habitants du 48 sont les grands oubliés du 13 Novembre.
« A ce moment là, la guerre à commencé »
Mercredi 18 novembre 2015, 4h22. Au 48 rue de la République, à Saint-Denis, les hommes du RAID tentent de faire exploser la porte d’un appartement au troisième étage du bâtiment C. Selon leurs informations, derrière la porte se trouve Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats qui ont ensanglanté la capitale cinq jours avant. Il serait avec un complice, Chakib Akrouh, et sa cousine, Hasna Aït Boulahcen. Le carnage des terrasses et du Bataclan est dans tous les esprits. Ils sont dangereux, armés et n’hésiteront pas à se faire sauter. Il faut agir vite. Mais le blast de l’explosion n’a pas l’effet escompté et la porte ne cède pas. L’unité d’élite ouvre alors le feu.
Sur le même palier, la famille Kojic est réveillée en sursaut par l’explosion. « A ce moment-là, la guerre a commencé », souffle Zaklina Kojic. Des détonations claquent à quelques mètres. Incessantes. Les deux parents s’allongent sur le sol avec leur fils. Très vite rejoints par la grand-mère, 70 ans, qui entre dans la chambre à quatre pattes. Aucun ne comprend ce qu’il se passe. Nicolas, 5 ans, est terrorisé. Il vomit, s’urine dessus. Son papa lui explique que ce sont des artistes, que tout ça n’est qu’un film, qu’il n’y a rien à craindre. Les tirs continuent. Personne ne vient les chercher, personne ne leur donne d’instructions. « On a cru à un règlement de compte, on ne savait rien. »
Une balle dans le bras
Une heure passe sans que les tirs ne cessent. Zaklina Kojic tend l’oreille vers la porte. Elle entend ceux qu’elle comprendra plus tard être les agents du Raid hurler à l’adresse des terroristes retranchés. « Il est où ton copain ? » Une femme répond. C’est Hasna Aït Boulahcen, la cousine d’Abdelhamid Abaaoud. « C’est pas mon copain ! » Quelques secondes après, une deuxième explosion retentit, faisant trembler l’immeuble.
Choquée, la famille Kojic se plaque au sol. Chakib Akrouh, le complice d’Abdelhamid Abaaoud vient d’actionner sa ceinture explosive. Il est 5 h 30. L’enquête montrera par la suite qu’à cet instant, plus personne n’est en vie dans l’appartement « conspiratif » comme le désigne les forces de l’ordre. Ni les deux terroristes, ni Hasna Aït Boulahcen n’ont pu survivre à cette explosion.
Pourtant, les tirs continuent pendant près de cinq heures. Un étage au-dessus, au 4e du bâtiment C, deux hommes sont dans la même position que les Kojic, tétanisés. L’un est Algérien, l’autre Marocain. Ils s’appellent tous les deux Nourredine. Ce sont des copains qui vivent ensemble depuis que le second héberge le premier, arrivé en France au mois d’octobre 2015. Le jeune Marocain de 28 ans décide d’aller à la fenêtre pour se signaler, les bras en l’air. Un sniper le vise. Il prend une balle dans le bras, chute à côté de son ami qui le tire vers le fond de la pièce. Ils entreprennent alors de se cacher sous des couvertures. Ils seront pris pour des terroristes et embarqués sans ménagement lorsque le Raid les découvrira quelques heures plus tard.
« Est-ce que vous êtes vivants ? » ; « Je ne sais pas »
En dessous, la famille Kojic entend les hurlements de douleur poussés par le jeune homme. Plusieurs voisins se font tirer dessus par les snipers postés sur les toits du quartier. La crainte redouble. Alertée par les images de l’assaut qui tournent en boucle à la télé, la mère de Zaklina Kojic l’appelle sur son portable. Elle a reconnu l’immeuble de sa fille. « Est-ce que vous êtes vivants ? » « Je ne sais pas », murmure Zaklina Kojic. Les tirs continuent. Le déluge de feu fait trembler les murs jusqu’à 10 heures du matin.
A la place des kalachnikovs contre lesquelles les policiers juraient lutter, on découvrira plus tard que les terroristes n’avaient que des pistolets browning. Les blessés qu’ils soient au sein des forces de l’ordre ou parmi les habitants s’avèreront être des dommages collatéraux. Les terroristes n’ont pas tiré plus de vingt coups de feu, quand les hommes du Raid ont utilisé plus de 1 500 munitions. Le journal en ligne Mediapart, qui sera l’un des premiers à pointer les zones d’ombre de cet assaut, analyse la situation. « La porte ne s’ouvre pas. (…) Les policiers doivent improviser. Alors ils tirent. Ils tirent pour saturer l’espace. Ils tirent pour ne pas laisser respirer les terroristes et leur donner l’occasion de réaliser leurs desseins suicidaires. Ils tirent pour se rassurer. Ils tirent. Il est 4 h 22 et les hommes du Raid ont peur. »
Sauf qu’autour, l’immeuble n’a pas été entièrement évacué. La famille Kojic, les deux Nourredine et bien d’autres sont toujours dans les parages, calfeutrés dans leurs studios, tétanisés. Traumatisés à vie. Eux aussi ont peur. Et pourtant, sans les alerter, les hommes du Raid tirent.
« A part payer nos médicaments, l’État ne fait pas grand chose pour nous. »
Aujourd’hui, sur les 46 ménages qui habitaient l’immeuble, seuls dix-sept ont été relogés et cinq personnes sont à la rue. Et tous se retrouvent dans des situations ubuesques, souvent sans soutien, qu’il soit matériel ou psychologique. A tous, l’État a refusé le statut de victime de terrorisme.
Dans un petit bistrot de Saint-Denis, Traoré, Charazad et Nourredine se retrouvent autour d’un café. Ces anciens habitants du 48 se sont croisés par hasard. Charazad et Nourredine ont un sac plastique à la main. A l’intérieur, anxiolytiques, antidépresseurs et autres somnifères. Ils s’interrompent un instant pour avaler un cachet.
« Aujourd’hui, je suis une droguée », sourit tristement Charazad. Logée en hôtel social depuis quelques mois, cette coiffeuse de formation ne peut plus travailler depuis les événements. « J’ai des vertiges quand je tiens une brosse, je fais des crises d’angoisse. »
Elle bénéficie d’un suivi psychologique qui réduit à un rendez-vous tous les mois pour renouveler son ordonnance. « A part payer nos médicaments, l’État ne fait pas grand chose pour nous. » La jeune femme de 30 ans ne reçoit aucune aide matérielle, à part quelques paquets de la Fondation de France. « Je ne mange pas beaucoup », souffle-t-elle
« Des conditions misérables »
Traoré, Burkinabé de 49 ans, a décidé d’arrêter les médicaments. Mais il aimerait néanmoins voir un psychologue pour lui parler de son manque de sommeil et de ses angoisses. « On m’a dit, il n’y a plus de place pour toi », se désespère-t-il.
Aujourd’hui, il vit « dans des conditions misérables » dans un hôtel de l’Île Saint-Denis. Les chambres de 9 m2 accueillent deux personnes, celle de 12, trois. Il doit constamment veiller à ne pas laisser trainer sa nourriture ou ses poubelles rongées par les souris qui pullulent.
Avec deux toilettes et trois douches pour tout l’hôtel, il doit se lever aux aurores pour pouvoir se laver avant d’aller travailler. Il achète lui-même son papier toilette, lave ses draps de son côté.
Ce soir là, le 18 novembre, Traoré est sorti de chez lui en pyjama. Lui a réussi à sortir dans les premiers, à la première explosion. Il a cru que c’était une bonbonne de gaz. « Je me suis dit fonce sinon t’es foutu. » Il a glissé sur des douilles et s’est cassé des dents. Depuis, comme la plupart des habitants, il n’a pas pu rentrer chez lui. « Je suis musicien. J’avais toutes mes plaquettes, toutes mes chansons et mon ordinateur dans l’immeuble. Je n’ai jamais pu les récupérer. »
« Mais ce qui fait le plus mal, c’est que nous ne sommes pas reconnus comme des victimes. Si au moins on était bien traité d’accord, mais là… », s’interrompt Traoré, la voix tremblante. Avant de se reprendre « Nous aussi on a pleuré le 13 novembre, nous aussi on est allés à République déposer des fleurs. Je ne savais pas que ces bâtards étaient sous mon toit. » Il se demande douloureusement : « C’est parce qu’on est Noirs et Arabes qu’on n’a rien, parce qu’on n’est pas Français ? Mais les terroristes, eux, ils s’en foutent. »
Titre de séjour de un an, renouvelable
Nourredine lui n’a pas pu abandonner les comprimés. Il est sous antidépresseurs depuis qu’il a vu son ami se faire tirer dessus par les snipers du Raid. Une fois l’assaut terminé, cet Algérien de 28 ans a été interpellé par la police. Il a pris des coups de crosse dans les côtes et assure ne plus pouvoir respirer comme avant.
Placé en garde-à-vue pendant quatre jours, il a été soumis à d’intenses interrogatoires. Il a ensuite été envoyé pendant cinq jours en rétention administrative. « Et finalement, ils m’ont délivré un titre de séjour d’un an renouvelable », grince-t-il.
D’abord logé quelques mois dans un hôtel de Saint-Denis, puis dans un hôtel social, il est aujourd’hui à la rue et dort dans une voiture. « Je ne sais pas trop ce que je vais faire maintenant.’
« Des choses très graves »
Même situation pour Messaoudi, un autre habitant du 48. A 62 ans, cet Algérien a été expulsé de son hôtel social. Aujourd’hui, lui aussi est condamné à dormir dans une voiture. Sous prétexte qu’il ne peut justifier de fiches de paie ou bien qu’il n’aurait pas suivi de formation – la situation n’est pas claire, personne ne le tient au courant – il n’a pas le droit de bénéficier d’un logement.
L’assistante sociale qui le suit succinctement lui a d’abord dit d’appeler le 115. Mais ces derniers lui ont expliqué qu’ils ne pouvaient le prendre en charge parce qu’il bénéficiait du suivi d’une assistante. Alors il a décidé de dormir dans sa voiture. « Je ne comprends pas, explique-t-il dans un français balbutiant. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vécu des choses très graves. »
Depuis deux ans, rien n’a changé
Tous sont accompagnés par l’association Droit au Logement (DAL) et se sont eux-mêmes constitués en collectif. « On ne comprend pas pourquoi cinq personnes ne sont plus dans le dispositif et se retrouvent à la rue, sans suivi, sans indemnités possibles », s’alarme Marie Huiban, du DAL.
Les revendications du collectif et de l’association s’articulent autour de trois axes. Le relogement des habitants, la régularisation de ceux qui en ont besoin et la reconnaissance de leur statut de victime du terrorisme. Sans succès depuis deux ans. « Pourtant, ce sont des terroristes qui se sont faits exploser chez eux », dénonce Marie Huiban. Pour l’instant, la seule indemnisation à laquelle auraient droit les habitants serait au titre d’une responsabilité sans faute de l’État. Une situation qui ne satisfait personne.
Les interlocuteurs, municipaux, préfectoraux et étatiques ne cessent de se renvoyer la balle. La suppression récente du Secrétariat aux victimes n’ayant pas arrangé les choses, brouillant un peu plus de potentielles solutions. « Depuis deux ans, c’est bien simple, rien n’a changé », déplore Marie Huiban.
« Avant, on était une famille normale »
Après l’assaut et pendant six mois, la famille Kojic a vécu sans papiers ni cartes bancaires, restés dans l’appartement où il leur était interdit de pénétrer. En deux ans, ils n’ont pu rentrer chez eux qu’une seule fois, pendant quinze minutes. « On était comme des voleurs. »
De leur côté, Zaklina Kojic et sa famille doivent louer un appartement. Avec un revenu de moins de 1 500 euros par mois pour quatre et un loyer de 900 euros, la famille a la tête sous l’eau. Pourtant, sa belle-mère était propriétaire de son appartement. Couturière de profession, elle a économisé toute sa vie pour s’acheter un logement qu’elle ne verra plus jamais. En racontant cela, Zaklina Kojic fond en larmes. Aujourd’hui, la mairie veut préempter leur appartement, aux deux tiers de sa valeur de départ. A ce sujet, la mairie, contactée par Les Inrockuptibles, n’a pas répondu à nos sollicitations.
Leur enfant, âgé de sept ans aujourd’hui n’est suivi par aucun psychologue. Visiblement traumatisé, le jeune Nicolas ne peut pas aller aux toilettes tout seul, refuse de dormir sans ses parents. Quand il réussit à dormir. « Avant, on était une famille normale. Aujourd’hui, c’est un cauchemar. »
Les « grands oubliés » du 13 Novembre
« C’est une situation kafkaïenne, s’insurge Maître Claudette Eleini, conseil de la famille Kojic. Ce sont les grands oubliés des ces évènements. » L’avocate a tenté de se constituer partie civile pour la procédure du 13 Novembre afin de faire reconnaitre ses clients comme victimes du terrorisme. Sa demande a été rejetée au motif que « les deux terroristes n’ont jamais directement menacé les résidents de l’immeuble » et « n’avaient aucune intention de commettre en ce lieu un quelconque attentat ou de s’en prendre aux habitants ».
Le dernier espoir de Me Eleini est de se constituer partie civile dans l’affaire dite « Jawad Bendaoud », du nom de celui qu’on avait surnommé « le logeur de Daech » et qui a été disjointe de la procédure du 13 Novembre.
Deux ans après, tous les habitants du 48 se heurtent à des murs et des portes fermées. Deux ans après, les familles du 48 sont seules face à leurs traumatismes.
En se levant de sa chaise pour retourner dans son hôtel miteux, Traoré termine son café rapidement. Il jette un regard triste à ses deux amis, Charazad et Nourredine. « Allez, il est temps de rentrer dans nos angoisses. »
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