Sombre et dense, fiévreusement politique et remarquablement intelligent, « Mankind Divided » fait figure d’aboutissement pour la saga cyberpunk « Deus Ex » qui marie jeu de rôle et action. Plus que jamais, c’est le joueur qui donne le ton.
Nous sommes tous des « augmentés », des êtres un peu hybrides, en relation quasi constante (et plus si affinités) avec les machines. Et les gamers encore plus que les autres, eux qui, des heures durant, l’œil projeté dans l’image et la manette greffée à la main, s’étourdissent de plaisirs cybernétiques. Dans Deus Ex : Mankind Divided, les Augmentés, hommes ou femmes aux capacités physiques (vision, force, etc.) mécaniquement améliorés, sont des parias, une partie de l’humanité aux droits limités que, maintenant, en cette année 2029, l’Etat (très) policier renvoie dans ses marges. Mankind Divided est le dernier volet en date de Deus Ex, audacieuse saga de SF humaniste entre jeu de rôle et d’action (et plus précisément FPS) née à l’aube des années 2000 sous l’égide du brillant duo Harvey Smith (désormais aux commandes de la série cousine Dishonored) – Warren Spector et relancée il y a cinq ans par Eidos Montréal. Mankind Divided est aussi un jeu qui faisait polémique avant même sa sortie.
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Tout a commencé au début du mois d’août avec la publication de quelques images destinées à nourrir l’attente des fans. Sur l’un d’elles, on découvrait un groupe de manifestants portant une banderole sur laquelle s’affichait le slogan suivant : « Augs Lives Matter ». Adapter (aux Augmentés du jeu, donc) le slogan « Black Lives Matter » à des fins publicitaires était-il vraiment du meilleur goût ? Pour éteindre l’incendie, Eidos Montréal a plaidé la pure coïncidence. Ils n’avaient pas fait exprès, ils avaient trouvé la formule avant. On a le droit d’être davantage convaincu par les mots de Mary Demarle, la directrice narrative du jeu, dans le numéro daté d’octobre et fraîchement paru du magazine britannique Edge. « Nous écrivons sur des sujets sensibles, mais nous le faisons parce qu’il font partie de notre univers – et que notre univers est un miroir que nous tendons au mode réel, explique-t-elle. Je pense qu’il est très important que nous nous confrontions à ces questions. Les jeux vidéo sur lesquels je veux travailler sont des jeux qui ont de la profondeur, et qui ont du sens. » Deus Ex : Mankind n’est pas qu’une exploitation ludique inventive des idées du transhumanisme. C’est aussi une œuvre qui, avec ses populations opprimées, ses collectifs militants, ses attentats terroristes et ses migrants, nous parle du monde d’aujourd’hui. Dans l’un des nombreux textes (livres, journaux, e-mails…) disséminés dans l’espace du jeu est par exemple mentionné le vote, en 2017, aux Etats-Unis, d’une « loi de souveraineté des entreprises » qui leur donne l’ascendant sur les États. Vous avez dit TAFTA ?
Ne pas imaginer pour autant Mankind Divided en donneur de leçons. Il serait plutôt du genre à (inviter à se) poser des questions. Si tout jeu vidéo est politique – le « simple divertissement » n’existe évidemment pas –, celui-ci l’est de manière beaucoup plus poussée que la moyenne. C’est une affaire de vision du monde et d’abord, ludiquement, une façon d’amener le joueur à exprimer la sienne (et pas seulement à se montrer efficace). C’est en cela que Mankind Divided est vraiment un jeu de rôle, et davantage que pas mal de titres plus clairement fidèles aux canons du genre. Car, dans la progression du récit comme, très concrètement, au cours de chaque séquence d’action, c’est au joueur de décider ce qu’il va faire et, surtout, comment. Le style, le tempo, le cœur, l’esprit sont les siens. Sera-t-il discret ou brutal, rusé ou bestial, roi du cache-cache cyberpunk ou Terminator sans remords ? Cette fois, il serait même possible de finir le jeu sans tuer personne – c’était presque le cas dans Deus Ex : Human Revolution, mais presque seulement. Même les boss, les traditionnels antagonistes surpuissants du jeu vidéo pourront être épargnés pour peu, face à eux, que l’on mène finement la conversation. Plutôt que la force physique, la force de persuasion. Cette option est une libération – rien de moins.
Mankind Divided, dont l’essentiel de l’action se déroule à Prague, est un jeu qui, entre son intrigue (touffue, évocatrice mais aussi très touchante quand elle s’intéresse aux « petites gens »), son univers (moins vaste que dans les vrais jeux à monde ouvert mais d’une remarquable densité) et ses aspects purement ludiques, ne sacrifie rien. Tout est lié, tout est cohérent, tout est intelligent. A nous de prouver que, parfois, on sait l’être également. A nous, dans la peau de l’élégant (bien qu’un peu poseur) agent augmenté Adam Jensen de prendre position, y compris quand les circonstances sont telles qu’il ne semble y avoir aucune décision vraiment, absolument bonne. Après, il faudra assumer, faire avec.
Nous sommes tous des augmentés, des collectionneurs d’histoires, d’images, de sensations et d’idées aux vies multiples, aux identités changeantes. Certains jeux nous vident, nous exploitent, nient notre âme et détournent notre temps. Pas Deus Ex : Mankind Divided, jeu âpre et sombre et malaisant mais, en même temps, ouvert et éclairant, qui nous respecte, nous stimule et nous entend. Qui nous augmente, littéralement.
Deus Ex : Mankind Divided (Eidos Montréal / Square Enix), sur PS4, Xbox One et PC, de 50 à 70 €
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