Ultragauche, rock, LSD. Un demi-siècle de contre-culture disparaît à Detroit avec Gary Grimshaw. Un artiste lié aux MC5 et à leurs expérimentations politiques ultra.
Des générations d’ados du Michigan ont punaisé ses posters dans leur chambre, ils se transmettent de père en fils. Iggy Pop, Beck, The Dirt Bombs, The White Stripes remplissaient son carnet de commandes mais, dans une interview de 2006, Gary Grimshaw s’avouait trop fauché pour récupérer ses sérigraphies originales, aujourd’hui objets de collection. Il meurt le 13 janvier 2014 à midi ; au même instant, à l’autre bout de Detroit, le maire coupait le ruban du Salon international de l’automobile. Autant dire qu’à Motor City, sa disparition ne fait pas les gros titres.
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L’art total, à la vie à la mort
Le samedi soir suivant, une vieille garde de gauchistes, galeristes, fumeurs de pétards, voisins, bikers, se rassemble devant le musée d’art contemporain de Detroit (MOCAD) pour un dernier hommage, organisé par sa veuve Laura. Quatre roues d’une Lincoln noire patinent dans de la bouillie de neige. Le corbillard se gare, on en sort le cercueil de Gary, transporté à l’intérieur et posé sur une estrade en plein musée : l’art total, à la vie à la mort, et toujours une certaine idée de la subversion. Le corps nage dans un costard sur mesure – le seul qui lui allait encore. Les mains sont pudiquement recouvertes d’une casquette de baseball ornée d’un logo « MC5 » de sa composition. Le lendemain ses cendres paraderont dans les rues glacées de Detroit au rythme d’un brass band, pour, explique Laura, « transformer le deuil en célébration de vie. »
Gary Grimshaw fut l’ingé lumière des Motor City 5, le groupe culte et enragé des sixties. Pendant les shows, Grimshaw projetait de l’alcool, de l’huile et des pigments en spray au-dessus des projecteurs. Mais c’est son art graphique qui a marqué la ville. Grimshaw dessinait les affiches de l’immense salle de concerts du Grande Ballroom où se réunissait la jeunesse de l’époque. « Elles étaient psychédéliques, décrit Michael Jackman, éditorialiste à Metro News, avec des couleurs vives formant un texte coulant. Les fans défoncés à l’acide se perdaient dans cette imagerie, tout comme Grimshaw se perdait lui-même dans son travail, les nuits de charrette précédant un show.” Son travail jouit encore d’une aura subversive dans le Michigan, notamment parce qu’on y trouve des feuilles de chanvre partout. Rencontrée au comptoir du Old Miami, Paige Ciacelli, 26 ans, raconte avoir été exclue de son lycée de Monroe pour avoir porté un débardeur reproduisant un de ses posters.
Grimshaw, importateur de l’art psychédélique
La guerre du Vietnam a fortement marqué Grimshaw, il en tirera à la fois une haine farouche des autorités et une forte empathie pour les soldats (les honneurs militaires lui seront rendus dimanche 18 janvier au Veteran Hospital de Detroit). Engagé volontaire dans l’US Navy pour ne pas rejoindre les troupes d’infanterie, Grimshaw fait la guerre à bord de l’USS Cole, un porte-avions stationné en mer de Chine duquel décollent des tonnes de bombes. En permission dans la baie de San Francisco, il découvre l’art psychédélique. Une fois son service militaire terminé en 1966, il l’importe à Detroit en ajoutant sa propre patte : imageries d’aigles, drapeaux américains, panthères blanches, oeil maçonnique… comme Detroit s’appropriera le rock ‘n’ roll. Un rock coupé à l’acide de batterie ; une soupape en réaction aux productions groove de la Motown ; un précurseur du punk.
Formations locales et gros calibres (Cream, The Who…) se produiront sur les planches du Grande Ballroom jusqu’à la fermeture de la salle fin 1972. Elle est désormais abandonnée, ouverte aux quatre vents. Elle reste un lieu de pèlerinage pour les visiteurs adeptes du « ruin porn » (le tourisme des ruines) qui bat son plein à Detroit et exaspère les habitants.
« Ministre des Arts »
Historiquement les années MC5 (1964-1972) sont un pivot dans l’histoire de Detroit, sur fond de ségrégation raciale et de basculement démographique. Dès les années cinquante, la population blanche emprunte des autoroutes fraîchement goudronnées et déplace le rêve américain en banlieue. Beaucoup de quartiers noirs furent rasés pour construire ces six-voies. Les “aménagements” entraînent une crise immobilière chez les Afro-Américains en passe de devenir majoritaires dans la ville tout en restant des citoyens de seconde zone.
Dans cette poudrière se crée un groupe d’ultragauche, les White Panthers, militant pour l’égalité entre Blancs et Noirs y compris par l’action violente. A la tête du mouvement : le poète John Sinclair, les MC5 et Gary Grimshaw, nommé « Ministre des Arts ». Leur programme : « adhérer en tous points au programme des Black Panthers », « rock ‘n’ roll, dope, sexe en public », « lutter pour une planète propre », et « abolition du capitalisme ». La justice lie le groupuscule à au moins une action violente : l’explosion à la dynamite du centre de recrutement de la CIA de Ann Harbor, ville-campus de l’université du Michigan et gros foyer de contestation.
Les troubles culminent à Detroit avec les émeutes raciales de l’été 1967, quand une énième rafle dans un bar de Clairmount avenue entraîne une semaine d’anarchie. Detroit est en feu. 43 morts, des milliers d’arrestations. Après le déploiement du 82e bataillon aéroporté et de tanks sur Woodward avenue, le calme revient mais la ville ne s’en remettra jamais. Fuite accélérée des Blancs et de leurs capitaux, délocalisations, corruption précipitent son déclin.
Son plus gros coup : réunir John Lennon, Stevie Wonder et Archie Shepp sur scène
Durant ces années de plomb, Grimshaw signera son plus gros coup. Le leader des White Panthers, John Sinclair, est condamné à dix ans de prison pour avoir acheté deux joints d’herbe à un agent du FBI sous couverture. Un concert pour sa libération réunit sur la même scène John Lennon, Stevie Wonder, Archie Shepp. Quelques jours plus tard, John Sinclair ressort libre. C’est le pinacle de l’éphémère mouvement des White Panthers de Detroit. En coulisses, pour l’organisation du show et bien sûr la création des affiches : Gary Grimshaw.
Plus de quarante ans après les événements, son cercueil gît sur l’estrade au fond du musée. En fond sonore, du jazz, couvert par les conversations feutrées et le ronron d’un rétroprojecteur diffusant ses meilleures affiches. Une amie s’agenouille puis se signe devant ses yeux clos. Voilà Grimshaw prêt à mettre les gaz direction le paradis : un paradis qu’il rendra sûrement, selon les mots d’un proche, “plus psychédélique”.
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