Faute de tri municipal, des habitants ont créé ex-nihilo « le plus grand centre de collecte d’ordures du Midwest ». On y construit aussi des œuvres d’art steampunk.
Encerclé par des avenues trop larges, un hangar de Midtown, les murs couverts de graffiti : “Pour recycler, c’est ici”. Des hauts-parleurs crachent tantôt du reggae, tantôt du Black Sabbath. Des hipsters guident des mères de familles perdues dans le dédale. Nous sommes à Recycle Here !, le plus grand centre de tri du Midwest, selon son fondateur Matt Naimi. C’est aussi un centre artistique où des projets un peu dingues s’épanouissent parmi les déchets.
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Chaque semaine, des centaines de Detroiters s’y rendent en voiture le coffre rempli d’ordures ménagères ; elles sont triées puis envoyées par camion vers différentes villes du Michigan pour être traitées. Dans une annexe, on trouve des studios de musique. Le collectif organise des happenings et des concerts gratuits presque chaque semaine.
“On transforme le recyclage en quelque chose de sympa”
“On développe une relation hip avec les ordures”, explique Matt Naimi dans son bureau à l’écart du hangar, aussi chauffé qu’une station d’équarrissage. Avant de créer Recycle Here !, Matt était éboueur dans la banlieue de Detroit : “J’ai développé la maladie de Crohn, j’ai failli en crever.” Pendant sa convalescence il a semé la graine du projet.
“Il n’y avait aucun programme de recyclage à Detroit. Tout terminait dans l’incinérateur [planté au milieu de la ville depuis les années 80]. On a initié le mouvement en 2005 en installant une benne à ordures devant le Bronx Bar, sur la seconde avenue. La sauce a pris et trois ans plus tard, la ville est venue nous demander comment on avait fait pour intéresser les gens. ‘We made it cool’, on a répondu.”
Pour illustrer son propos, il évoque une aventure du Tom Sawyer de Mark Twain. “Puni par tante Polly, Tom doit repeindre une longue clôture avec de la chaux. Il persuade ses copains que c’est une tâche importante et marrante. Du coup, ils se battent pour faire le boulot à sa place ! On fonctionne sur le même principe : on transforme le recyclage en quelque chose de sympa.” Aujourd’hui la mairie subventionne le centre, désormais ouvert les lundi, mercredi et samedi. « Mais on manque toujours de buildings, d’infrastructures. »
Shopping à l’envers
Le centre fonctionne comme du shopping à l’envers. Les habitants poussent leur caddie dans le hangar pour jeter chaque ordure dans la bonne benne. Le processus peut prendre vingt bonnes minutes.
“C’est du boulot pour le client [Naimi parle de “client”, même si le service est gratuit, NDA]. Du coup on le responsabilise et il fait plus attention à sa manière de consommer. […] La vraie satisfaction, c’est de voir la queue qui se forme les samedis matins. C’est autre chose que, disons, une file d’attente à la caisse d’un supermarché, un symbole du capitalisme qui fait chier n’importe qui, où tu développes un mini-stress. Chez nous les gens sont contents de faire la queue. Ils discutent recyclage de jus de batterie, éclairage public. Je suis content aussi quand des mômes viennent juste pour instagramer nos murs.”
L’œuvre d’art la plus impressionnante du hangar est un dragon de dix mètres de long construit à partir de déchets : « Detroitus », un jeu de mots avec détritus. Les écailles du dragon sont faites de pneus trouvés sur les autoroutes. Mobile, l’animal est monté sur le châssis d’un camion-benne Dodge W 300 de 1963. Entre 25 et 30 personnes peuvent monter à bord ; sa gueule, reliée à 250 gallons de propane, crache des flammes en appuyant sur un gros bouton. Il fait aussi sound system. L’animal a bourlingué jusqu’au désert de l’Utah pour l’édition 2010 de Burning Man.
A l’origine de Detroitus, deux artistes, Ryan Doyle, qui a quitté Brooklyn pour Detroit en 2010, et le Hong-Kongais Teddy Lo. Leur idée remonte à “l’éclatement de la bulle financière, explique Ryan Doyle en touillant son café. On discutait de l’émergence d’une classe moyenne en Chine qui veut vivre à l’américaine, acheter des bagnoles…” Comme Détroit dans son glorieux passé.
“Detroit exporte en Chine toute sa ferraille. Nos usines sont démantelées et reconstruites telles quelles là-bas. Nous sommes aujourd’hui au terme de ce processus : on fait de l’art avec ce qu’il reste. J’aime l’idée qu’on crée de la valeur à partir des ordures, qu’on leur donne vie.”
« On n’est pas là pour gagner du pognon »
Recycle Here ! a un rapport détaché à l’argent, et en génère peu. “Les matériaux qu’on récupère ne valent rien”, note Naimi. Ce qui pourrait valoir quelque chose, c’est le cuivre, mais à Detroit des ferrailleurs passent dans les maisons abandonnées pour arracher les fils, les faire fondre et les revendre.
“On n’est pas là pour gagner du pognon. Une compagnie de recyclage classique incite les gens à ramener plus de déchets, à faire plus de volume, nous c’est l’inverse. On dit aux nouveaux venus : ‘vous voyez, vous avez généré pas mal de merdes en déchets cette semaine, et vous n’êtes qu’une seule famille !’ Notre but, paradoxalement, c’est qu’ils reviennent moins.”
Au fond du hangar, le dragon cyberpunk est en sommeil ce lundi. Il s’éveillera vendredi : le collectif organise un feu de joie où seront brûlés tous les sapins de Noël de Detroit. La fête est gratuite et chacun apporte sa bouteille ou autre. “Il faut revenir l’été, conseille Naimi. A Detroit, on peut s’acheter une maison avec un mois de loyer de Brooklyn. Faut juste être un peu sociable et bricoleur. J’aime cette ville. C’est la plus excitante du monde à l’heure qu’il est.”
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