Déclarée en faillite, Détroit tente de survivre et de revivre. Rencontres avec des Detroiters qui se démènent pour la renaissance de Motor City.
Lu sur un sticker collé sur une Chevrolet aux bas de caisse rongés par le sel: “Detroit Hustles Harder” (“A Detroit, on se bouge plus le cul”). La Chevy est garée devant une maison de briques, au croisement de Canfield et Saint-Aubin. Nous sommes au QG des Honey Bunny Variety Burlesque, « la première troupe de burlesque afroaméricaine de Detroit ». Le crépi des murs de la cave est couvert de pages de magazines de mode. Le temps d’une répète, les Bunny oublient les factures, l’hiver qui fait péter les canalisations, les pères absents.
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Dehors, le silence est glacial. Detroit est un supertanker pris dans les glaces du mois de janvier le plus froid depuis soixante-dix ans. A première vue, plus grand-chose ne fonctionne sur ce navire en banqueroute. La ville a jadis inventé le concept de classe moyenne. L’american way of life avec belles bagnoles, gros frigos et maisons secondaires. Aujourd’hui, “The D” définit la faillite industrielle occidentale. En 2014, le capitaine de Detroit n’est plus vraiment le maire. C’est un « manager de crise », Kevyn Orr, nommé par le gouverneur du Michigan, qui gère les 18 milliards de dollars de dettes accumulées par Motor City.
(photos de Kevin C. Downs/Cosmos)
Mais en salle des machines, certains Detroiters ne baissent pas les bras et créent eux-mêmes leur feuille de route. Comme la fondatrice de la troupe, Lady Dee Luxxx, une trentenaire aux airs betty boopesques. Elle trouve les dates et enseigne aux filles les ficelles du métier.
Detroit inventeur du burlesque
Sous ses yeux, Kelly entame sa métamorphose le temps d’un numéro. De fermière urbaine qui élève seule ses deux enfants métis à bout de bras, elle devient Saxxy Wildflower, femme fatale qu’on devine le jouet d’hommes cruels. Des collants à motifs lacent l’arrière de ses jambes, des chevilles jusqu’en haut des cuisses. Elle expulse toute son envie de chialer dans son saxophone. Bouquet final : elle se cambre en arrière, grand facial, comprime le ventre et souffle un interminable trille. Applaudissements suivis du numéro de Bullet Bitch, la bad girl. A l’étage, les enfants trépignent : Pharaoh, 7 ans, montre ses dessins, son panaris, donne des chips à la perruche. Pendant que les filles se rhabillent, du moscato est servi dans de gigantesques verres à pied. On trinque au nouveau job de Kelly : préparatrice alimentaire chez Whole Foods, l’hypermarché bio qui vient d’ouvrir à Midtown. Ici, on a deux voire trois jobs, dont au moins un en rapport avec sa passion. “On ne met pas tous ses œufs dans le même panier”, note Kelly.
Dans la voiture qui la conduit à son appartement de Seward Street, Dee raconte : elle a longtemps exercé le burlesque avec des troupes de banlieue blanche, “mais quand on m’a demandé de faire des numéros de voyance au lieu de danser, j’ai décidé de me barrer et de lancer ma propre affaire”. Elle explique qu’ici, “il faut galérer deux fois plus pour arriver au même résultat”. Les fringues à un dollar de l’Armée du Salut, les machines à coudre, les pastilles pour les seins, les éventails en plumes qu’on fabrique soi-même. L’entraide. La bagnole qu’on prête, les services qu’on rend, la galère ensemble… Le système D. Son projet, c’est de rallumer la flamme du burlesque dans la ville.
Le burlesque est partout à la mode, mais c’est Detroit qui a pratiquement lancé le genre. Ses racines remontent aux carnavals d’esclaves du Vieux Sud. Il s’est développé dans les music-halls noirs du Nord industriel au début du XXe siècle : “Detroit était un sacré hub.” Les anciens tripots noirs des bas-fonds de la ville appartiennent à cette histoire parallèle, quasi non écrite, qui sent l’alcool de contrebande et la ségrégation. Dans les années 30 et 40, les Noirs faisaient la fête entre eux dans le quartier de Black Bottom. Dans tout le pays, leur circuit parallèle du show-biz était appelé Chitlin’, du nom des abats de porc réservés aux esclaves.
Black Bottom a été rasé dans les années 50 pour construire des autoroutes. Les Blancs les ont empruntées pour quitter la ville et vivre le rêve américain en banlieue. Surtout après les émeutes raciales de l’été 1967, où les tanks de l’armée sont intervenus. Les émeutes ont fait 43 morts et précipité la chute de Detroit. Aujourd’hui, la ville est noire à 85 % et des bleds comme Livonia, en proche banlieue, sont statistiquement parmi les villes les plus blanches d’Amérique.
Les ghettos de Motor City ont formé des effeuilleuses de première catégorie, qui ont exporté leur savoir-faire jusqu’au Japon, comme Toni Elling. Son talent est aujourd’hui reconnu par la jeune génération. En 2011, elle a été intronisée au Burlesque Hall of Fame de Las Vegas. Ironie de l’histoire, au pic de sa gloire, elle était persona non grata dans la ville des casinos à cause de sa couleur de peau. Toni remonte parfois s’effeuiller sur les planches, pour le fun. En avril, elle s’envolera pour Austin, Texas, montrer ses beaux restes.
A 86 printemps. Elle a fricoté avec tout le gratin de Detroit, de Duke Ellington (de qui elle tire son nom de scène) à Joe Louis. “J’ai commencé le strip pour payer une maison, devenir indépendante. Etre noire et être femme, dans le temps, vous parlez d’un boulet… Mais je ne me suis jamais fait passer pour blanche ou quoi que ce soit, comme certaines. J’aurais pu gagner plus de fric sinon, c’est sûr. A l’époque, les gens étaient complètement obsédés par la couleur. Ça m’a fermé des portes.”
Toni Elling a arrêté le strip dans les années 70 après l’apparition de la pole dance et des « danses individuelles ». « Ça commençait à devenir cradingue. » Aujourd’hui, elle vit seule dans sa maison de North Detroit, c’est une des dernières habitantes de Dexter Street. “Quelque chose a tué Detroit ; je ne sais pas quoi au juste.”
Le “Paris américain”
Detroit entame le XXIe siècle avec de sérieux handicaps. La saignée démographique est incomparable à l’échelle mondiale. Les écoles ferment par douzaines. Les lignes de bus manquent. La moitié de la ville est plongée dans le noir la nuit faute d’éclairage. Il est question de vendre les bijoux de famille : les œuvres du Detroit Institute of Arts (des Picasso, un autoportrait de Van Gogh, des Warhol), pour payer les retraites des employés municipaux.
Dee habite près de la tour Fisher, un magnifique bâtiment art nouveau qui rappelle que Detroit s’appelait à l’époque le “Paris américain”. Elle partage sa vie avec Michael Monford, un jazzman qui a bossé à l’usine Chrysler après le lycée, avant d’obtenir une bourse pour étudier le jazz. Aujourd’hui, il enseigne le saxophone aux gamins de primaire et dirige la musique des Honey Bunny. “On bosse main dans la main, comme à la grande époque quand les effeuilleuses travaillaient avec des groupes de hardbop.”
Toujours de bonne humeur, Michael a une influence positive sur Dee avec sa routine bien huilée. Tôt le matin, il roule un petit stick d’herbe sur un bouquin – une biographie de Joséphine Baker ou de Duke Ellington, le Coran – puis fait ses gammes. Ça résonne agréablement dans l’appartement. Mais la vie de bohème à Detroit n’est pas simple. “Il faut vraiment le vouloir pour rester ici. Lutter contre quarante ans de négativité. Je ne m’entoure que de gens qui me tirent vers le haut. Mes mentors sont des vieux jazzmen comme Teddy Harris Jr., arrangeur des Supremes pour la Motown. » Michael a déjà tourné en Europe. “Là-bas, les gens reconnaissent le bon en Detroit. Ici, les gens matent trop la télé…”
De jeunes diplômés aventureux
Au sujet des changements immobiliers qui secouent le centre-ville, Michael est circonspect : “C’est bien que Detroit change, mais faudrait veiller à ne pas laisser les anciens sur le carreau…” Paradoxe : malgré tous ses maux, Detroit attire de jeunes diplômés aventureux. Les prix ridicules de l’immobilier et l’odyssée Do It Yourself d’une mégapole en friche opèrent une attraction certaine. Le terrain de jeu est immense, le bouche-à-oreille de rigueur. L’activité est surtout visible autour des quartiers étudiants.
La Wayne State University détient des douzaines de bâtiments dans la ville et dispose d’une force de police véhiculée et armée. En comparaison, les voitures des flics municipaux semblent recollées avec des pansements. Entravée par l’immensité de la ville, le manque d’éclairage public et l’état calamiteux des routes – sans parler de ses propres forces –, la police municipale met du temps à intervenir.
Il existe un poste d’observation imprenable à Detroit : le studio d’artiste de Greg Fadell, situé au quatrième étage d’une ancienne école primaire. Elle a été reconvertie en cinéma au rez-de-chaussée et en studio d’artistes dans les étages. De ses fenêtres embuées, Greg désigne Cass Avenue. “Côté est, il y a deux refuges pour sans-abri, dont un spécialisé dans les maladies mentales. Côté ouest, une soupe populaire. Au milieu de tout ça, on trouve un club de yoga et un club de fitness. Les clodos vont et viennent. L’été, ça donne des gens qui font du yoga dans l’herbe et des zombies autour qui demandent ‘Eh, ça va les mecs, vous faites quoi là ?!’, c’est un peu dingue. L’été, il y a du deal, des gens qui baisent sur les balançoires de l’ancienne cour de récréation de l’école. Une fois, je vois cette superbe fille marcher sur Peterboro Street la nuit. Je m’apprête à descendre pour lui demander si elle a besoin d’un coup de main. C’est dangereux ici… Mais une voiture me devance et l’embarque. C’était finalement une pute. Mais j’en avais encore jamais vu d’aussi bien habillée dans le quartier.” Les putes plus classes, selon Greg Fadell, illustrent la métamorphose de Midtown.
Pourquoi choisir Detroit ? “A New York ou Paris, je devrais suivre une tendance, un chemin très balisé. Ici, la tendance, c’est moi qui la crée. En même temps, ne viens pas ici sans projet. Les jeunes qui arrivent les mains dans les poches repartent vite. Il faut des idées, une vision. Sinon, tu ne trouveras rien.”
Le côté foutraque de Detroit touche au génie quand les initiatives sont à la fois originales et comblent les lacunes des pouvoirs publics. Comme ce centre de tri collectif, Recycle Here!, créé par Matt Naimi. Matt était éboueur à Detroit jusqu’à ce qu’il manque crever de la maladie de Crohn, qu’il pense avoir contractée au travail. Mis à pied, il a trouvé l’idée de poser un camion-benne devant le Bronx Bar, sur la 2nd Avenue, pour inciter les gens à recycler. Dix ans après, il gère le plus grand site de collecte du Midwest. A but non lucratif. Le peu d’argent gagné est réinjecté dans l’éducation au recyclage des enfants. Aujourd’hui, la Ville finance son fonctionnement. « La Ville nous a demandé comment on faisait pour que les gens fassent la queue pour trier leur ordures… On a juste rendu le recyclage cool. »
Vendredi prochain, Recycle Here! organise une fête. « On brûlera tous les sapins de Noël de la ville dans un grand feu de joie. » Entrée gratuite, chacun apporte son alcool ou autre. Et le « grand dragon » sera de sortie. C’est une construction en ferraille de dix mètres de long et de quatre de haut dont la gueule est reliée à 950 litres de propane pour cracher des flammes ; il fait aussi soundsystem. Son créateur, l’artiste Ryan Doyle, a quitté Brooklyn pour Detroit. Il y a racheté trois maisons pour un montant de 900 dollars, moins d’un mois de loyer à New York, et les retape du sol au plafond.
On a du mal à le croire, avec toutes ces maisons à l’abandon, mais la spéculation immobilière est en hausse. Cela explique pourquoi tous les quartiers, même hype, gardent un air de Sarajevo assiégé. Dans les bons coins de Midtown, des lofts refaits à neuf partent à 600 000 dollars, mais le plus souvent, les promoteurs rachètent sans rénover. Il s’agit d’attendre de gros chantiers, type hypermarché, pour revendre et gagner le jackpot. L’actuelle planification de la construction du prochain stade des Red Wings (hockey), à 650 millions de dollars, est prévue sous les fenêtres du studio de Greg Fallen. D’ici à cinq ans, le Midtown qu’il connaît, avec SDF et tapis de yoga, n’existera probablement plus.
Au-delà, la ville est immense et ne retrouvera jamais les habitants qu’elle a perdus, les artistes de tout poil ont donc de la place pour s’installer et laisser libre cours à leurs délires. Ryan, le créateur du dragon géant, ne compte pas garder Detroit pour lui. « J’espère qu’un maximum de hipsters quitteront les loyers insensés de Brooklyn ou de San Francisco pour venir s’installer quelques années et retaper la ville avec nous. »
Une certaine idée de Detroit, paradis du Do It Yourself et des expériences collectives, est en train de germer dans les cervelles du pays, surtout les jeunes, pleines de bonnes intentions. “Mais il y a une différence entre passer un an ou deux à Detroit et s’impliquer sur le long terme. Y faire ta vie, c’est un projet différent. » L’homme qui dit ça est marié, père de famille et n’a pas 30 ans. Sam Young est taillé comme ces quaterbacks texans qui font tomber les filles dans les séries télé. Son père a grandi ici, à Highland Park. Dans le passé, un quartier propret, aujourd’hui un des plus touchés par la ruine et la désertification. En revenant sur les lieux que son père a quittés, il compte boucler la boucle.
Sam est profondément chrétien, sans ostentation. S’il existait une version Beatles, The Strokes et chemise de bûcheron du christianisme, ce serait lui. Il va à la messe et retape sa bâtisse de deux étages rachetée en 2011 avec sa femme Whitney, son bébé, son chien, son chat, et sa soeur, coiffeuse. Dans le salon, de beaux meubles chinés. Un White Album acheté 20 cents aux puces tourne sur la platine vinyle. « J’avais des souvenirs de môme de Detroit. Downtown, le stade des Tigers. A l’époque, je n’avais pas peur. C’est quand tu grandis, à force d’entendre des trucs, que Detroit t’effraie. »
A l’étage, la chambre du petit, avec une chaise à bascule vintage aux couleurs des Detroit Pistons. Comme plusieurs personnes rencontrées, le déclic du retour s’est passé lors d’une randonnée à vélo dans la ville. « J’ai décidé de m’intéresser davantage à Detroit que le banlieusard de base, qui traverse la ville par l’autoroute et ne connaît qu’une seule sortie, celle du stade de baseball. » C’est comme s’il était passé à côté de quelque chose en bossant toutes ces années dans le milieu associatif, jusqu’en Inde ou dans des prisons de New York.
Retourner à Detroit avec le projet d’y vivre en famille est un défi. Financier, surtout : « Le travail manque. » Sam a d’abord multiplié les petits boulots de volontariat dédommagés une misère. Les économies du couple fondaient jusqu’à ce que Whitney trouve une place d’infirmière dans un hôpital pour enfants. Sam a ensuite été embauché par une ONG qui fournit des soins médicaux aux SDF de la ville.
Leur maison a coûté 82 000 dollars. Ils ont fait un prêt à la banque pour 60 000, plus un autre auprès de la ville qu’ils n’auront pas à rembourser s’ils restent au moins cinq ans. Une mesure pour aider les jeunes actifs à s’installer. « Ici, il faut vivre avec moins. Assurances, voiture et logement coûtent trois fois plus cher qu’au-delà de 8 Mile Road (l’avenue qui sépare la ville de la banlieue – ndlr). Le système éducatif est mauvais et il y a l’insécurité. Mais revenir fait partie d’un choix de vie plus général : quel est ton but dans la vie ? Faire de l’argent ? Te sentir investi dans quelque chose de plus grand que toi, soudé avec tes voisins ? C’est de ça qu’il faut parler. De l’histoire, de la ténacité, de l’entraide et de l’énergie des gens d’ici. En ces termes, la qualité de vie à Detroit est supérieure à celle de New York et de bien d’autres endroits. »
Sam tient à montrer un édifice qui l’a marqué. Il l’a découvert en rénovant un parc public dans les environs d’8 Mile. C’est un mur d’1,80 mètre de haut, construit dans les années 40 par des promoteurs pour séparer les Noirs et les Blancs. Il est toujours debout, mais les habitants du quartier l’ont repeint de fresques. « J’ai conscience d’être un privilégié. J’ai eu une éducation… Et la ville m’a fait un prêt. » Il prend une pause. « Je suis juste… un mec normal qui veut vivre à Detroit. Tout me plaît ici. Tout est à reconstruire. »
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