La philosophe, metteuse en scène et autrice Mériam Korichi a publié en 2018 “Mentir. La vie et son double” aux éditions Autrement. Avec elle, nous avons parlé de fact-checking, de Pinocchio et des stratégies de mensonge des candidats à la présidentielle.
La dernière newsletter du journaliste Laurent Joffrin est titrée M comme Marine, M comme mensonge. Une formule accrocheuse pour parler du revirement de Marine Le Pen sur l’Europe, puisqu’il n’est plus question de quitter l’Europe mais de la modifier, en substituant à l’Union européenne une Europe des Nations. Qu’en pensez-vous ?
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Mériam Korichi – Soulignons d’abord le fait que le jeu sur cette lettre M comme Marine, M comme mensonge est très habile, car il remporte immédiatement l’adhésion de celleux qui sont disposé·es à recevoir cette opinion que Marine Le Pen est une menteuse. Habile ou pas car, sans me prononcer sur la vérité, j’observe juste que l’autre camp pourrait contre-attaquer avec la même formule, puisqu’on peut aussi écrire “M comme Macron, M comme mensonge”. C’est donc problématique d’accrocher des sujets si sérieux à une formule de rhétorique ; si habile soit-elle, elle masque mal la complexité du sujet et peut être retournée. Le vrai sujet soulevé par Laurent Joffrin, c’est bien celui de la position anti-Europe du Front puis du Rassemblement national, qui a toujours porté cette ligne de désengagement agressif vis-à-vis de la construction européenne. Mais comme cela effraie une majorité de la population, Marine Le Pen ne parle plus de sortie de l’Union; elle met de l’eau dans son vin, fait évoluer le discours, mais c’est bel et bien de “Frexit” qu’il s’agit. Il y a mensonge au sens traditionnel – une tromperie qui résulte du fait qu’elle affirme quelque chose de différent de ce qu’elle a en tête – mais surtout, se pose au sujet de l’Europe un problème d’analyse experte de la situation. Est-ce un mensonge ou du boniment ? Doit-on parler de mensonge ou d’incompétence ?
Est-ce que derrière les mensonges de Marine Le Pen, ce ne sont pas aussi nos propres peurs qui parlent ?
On voit une tension effectivement du côté de Marine Le Pen, qui est sans cesse sur le mode du persiflage, de la désinvolture, du décalage de ton. À propos des soupçons de détournement de fonds publics européens, alors qu’elle est interpellée et qu’il s’agit de fortes sommes, elle parle de “coups fourrés de l’Europe”. Elle joue beaucoup de ces facilités de langage, de ces expressions toutes faites, qui ne servent qu’à entretenir l’opinion paranoïaque et l’anti-européisme de son camp. Alors face à cette désinvolture, ce ton quelque peu provocateur, dans le camp adverse, la crainte monte. La peur du mensonge, oui. Cette crainte est d’autant plus forte que le mensonge comme tel ne se détecte pas. C’est pour cela que le personnage de Pinocchio a tant cristallisé les imaginations. Il est le symbole du mensonge qui serait visible et donc punissable. Avec lui, le mensonge se matérialise, il existe puisque son nez s’allonge. C’est un fantasme de l’ordre de la pensée magique : on pourrait se prémunir du mensonge puisqu’il se trahit de manière éclatante. Alors que dans le réel, cela nous demande un vrai effort d’examen, de contre-examen, de tri et d’analyse. Enfin, derrière la peur du menteur, il y a notre propre peur du châtiment. En utilisant ce mot de “coups fourrés”, Marine Le Pen use de stratégie et non de mensonge. C’est un vrai goût, un style, une logorrhée et en face, il y a une peur réelle.
Le menteur, c’est l’autre, le grand méchant, c’est celui qui est capable de dissimuler dans son for intérieur ses intentions secrètes et d’agir délibérément en dissimulateur.
Lors de son premier déplacement de l’entre-deux-tours dans les Hauts-de-France, le candidat Macron est interpellé par un homme qui le traite de menteur. Comment lire cette parole ?
C’est d’abord le surgissement de la morale dans la sphère politique. Le mensonge est un thème qui appartient à la morale. Quand un citoyen interpelle avec ce type de mot un président candidat, il déplace le sujet du terrain politique à celui de la morale. Il y a visiblement dans la tête des gens un lien, une idée que la politique devrait être morale. L’évolution historique ne dément pas une attente morale à l’égard des politiques quand bien même ces politiques sont des hommes et ne sont pas plus vertueux que les autres. On observe aussi une évolution vers une judiciarisation des actes. À travers cette invective, on voit ressortir les projections nombreuses faites sur Emmanuel Macron, qui a progressivement et fortement cristallisé des haines à la mesure des attentes. Par cette attaque, c’est une charge affective et morale qui est véhiculée. Or pour rendre justiciable le président sur le terrain de la “tromperie frauduleuse” ou de “l’escroquerie”, il faudrait pouvoir justement l’accuser d’un délit plus qualifiant que “mensonge”, car le mensonge n’est pas un délit. Ce qui est important de voir apparaître sous ce qualificatif de mensonge, c’est une pression morale ou moralisatrice qui n’est pas tout à fait en phase avec la marche de nos sociétés. Malgré cela, malgré l’immoralisme généralisé, se perpétue une traque ancestrale du menteur. Le menteur, c’est l’autre, le grand méchant, c’est celui qui est capable de dissimuler dans son for intérieur ses intentions secrètes et d’agir délibérément en dissimulateur. Mais il me semble qu’il est dangereux d’aborder la politique avec cet angle-là. On perd de vue ce qu’est le langage et ce qu’est la politique.
L’utilisation du terme “pouvoir d’achat” au cœur du programme de Marine Le Pen n’est-elle pas un leurre, un appât ?
La définition même du populisme est là : reprendre et exploiter les revendications des uns et des autres et dire aux gens ce qu’ils veulent entendre. C’est une autre forme de ce qui pourrait être qualifié de mensonge. Cette idée de pouvoir rendre du pouvoir d’achat aux gens est erronée. La société française n’est pas une île isolée au milieu d’un océan, elle fait partie de ce système européen, lui-même pris dans des dynamiques plus globales. Ce sont des systèmes d’interdépendance très intriqués. Comment interpréter cette prétention de redonner du pouvoir d’achat aux gens en s’isolant de ses premiers partenaires commerciaux, alors même que nous usons d’une monnaie européenne commune ? Peut-être loin d’un désir diabolique de tromper “le peuple”, il s’agit certainement davantage d’un fantasme, d’une pensée magique, autrement dit d’une erreur globale sur ce qu’est la société française aujourd’hui et ce que sont les limites de sa souveraineté politique et économique.
Plutôt que de parler du mensonge qui tend à brouiller les différences profondes entre les deux candidats, peut-être faudrait-il mieux parler de but ultime visé et de stratégie de dissimulation pour y parvenir.
Est-ce qu’à tout lire par le prisme du mensonge, on n’en oublie pas la ligne directrice de deux sociétés ? De là cette stratégie très binaire d’Emmanuel Macron opposant deux systèmes ?
Oui, il y a d’un côté Emmanuel Macron dans une logique dialectique qui oppose deux types de sociétés, une européenne, l’autre nationale, voire nationaliste, avec cette recherche du “en même temps” qui vient brouiller le classement des choses qui avait prévalu jusque-là. Et dans l’autre cas, il s’agit d’une méthode plus holiste et fermée, homogène, expulsant toute contradiction : tout point de vue contradictoire est balayé d’un revers de main, d’un haussement d’épaule, d’un calembour, d’un rictus. Mais comme la réalité de notre société est complexe, plurielle et ouverte, le premier système se rapproche plus du terrain, ou reflète davantage tout le panorama bien diversifié de la société française de 2022.
Checking, fact-checking, tous ces nouveaux outils à notre disposition sont très importants, mais la rhétorique du mensonge occulte l’examen des idées directrices globales qui animent les deux candidats. Le filtre du mensonge ne permet pas d’appréhender les idées-forces, bien réelles elles, qui organisent les programmes des deux candidats. La focalisation sur le mensonge peut empêcher de voir que d’un côté, avec le candidat Macron, il y a une certaine continuité, et que de l’autre, on vise une rupture constitutionnelle, l’avènement d’un nouveau régime. Plutôt que de parler du mensonge qui tend à brouiller les différences profondes entre les deux candidats, peut-être faudrait-il mieux parler de but ultime visé et de stratégie de dissimulation pour y parvenir. Qu’est ce qui se cache derrière le devenir “mainstream” du Rassemblement national, l’adoucissement ou la soi-disant nouvelle respectabilité des discours et des valeurs portées par le RN ? Elle est plutôt là, la question ou la piste de recherche. Qu’est ce qui s’est joué dans l’évolution historique des expressions idéologiques au sein du Rassemblement national ? Que s’est-il joué pour le RN dans le surgissement de la candidature soudainement crédible d’un Éric Zemmour à la magistrature suprême ? N’y a-t-il pas eu là l’opportunité de faire paraître en comparaison Marine Le Pen comme une candidate somme toute plus “modérée” ? Ce sont là des faits analysables.
Derrière les accusations de mensonges, on trouve souvent le peuple et ses craintes, une sorte de cri populaire de trahison des politiques. Qu’est-ce qui se noue derrière ce cri ?
Les deux risques qui se matérialisent dans cette élection, ce serait d’un côté une République qui, avec Emmanuel Macron, perdrait sa substance vivante, sa base vivante constituée du peuple souverain. La souveraineté s’éclipserait pendant toute la période de l’exercice du pouvoir mandaté par ce même peuple, provoquant des insurrections. Il s’agit là, sans nul doute, d’une crise de représentation démocratique étouffée par le système de fonctionnement du pouvoir républicain ; mais soulignons-le, c’est ce système qui aujourd’hui est légal. De l’autre côté, on aurait un système au départ démocratique qui, devenant référendaire, exploiterait à tout va la souveraineté du peuple. Mais la quantité n’est pas la qualité. Ce deuxième modèle de société me fait penser à la manière dont la démocratie peut verser dans la tyrannie, la tyrannie de tous fonctionnant en circuit fermée avec la tyrannie d’un seul, d’une seule en l’occurrence. Le peuple face à un, le tribun.
Le thème du mensonge peut intervenir dans le décryptage de ces deux propositions très différentes de régime politique. Le premier système porté par le candidat Macron s’insère dans la longue histoire moderne du processus de légitimation des institutions républicaines. Les discours qui l’accompagnent ont moins recours à des catégorisations morales et porteront davantage sur la nécessité de réformes sociales structurelles. Et de l’autre côté, le camp frontiste, le camp du Rassemblement national, joue sa différence sur ce terme “national” compris comme exclusif et excluant. Ce camp-là aura davantage recours à l’arme de l’accusation de mensonge, on accusera le camp adverse, ceux qui ne sont pas d’accord avec ces idées, de mentir notamment sur l’identité française, sur les valeurs fondamentales, etc. Et plus naturellement, le camp nationaliste sera amené à déplacer le débat sur le terrain de la morale en se détournant du terrain politique concret, qui est d’accompagner la fabrique d’un vivre ensemble pluriel et diversifié. Ces idées de multitudes, de diversité, de pluralité des individus, qui ne pensent pas tous la même chose, qui ne désirent pas tous les mêmes produits, qui ne vivent pas tous de la même façon, s’opposent tout à fait aux idées de bloc identitaire, de nationalités figées et bornées.
Propos recueillis par Céline Cabourg.
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