Jusqu’au 21 mai prochain au musée Nicéphore Nièpce de Chalon-sur-Saône, le photographe américain Stephen Shames présente une rétrospective parcourant son travail sur la société américaine des années 1960-1980. Une plongée au cœur d’une Amérique contrastée.
Stephen Shames est de ces artistes pour qui la photographie est avant tout une forme d’activisme politique. Impitoyable avec le mensonge d’État et la censure, il a passé une bonne partie de sa vie à recenser les (contre-)mouvements d’une société profondément ébranlée. Celle des États-Unis des années 1960 aux années 1980, où la prospérité du rêve américain est loin d’avoir profité à tous, et où le revers de l’abondance peut se lire chaque jour dans la rue. C’est sur ces décennies que revient l’exposition intitulée Une rétrospective, savamment orchestrée par François Cheval, Audrey Hoareau et Emmanuelle Vieillard au musée de la photographie Nicéphore Nièpce.
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Montrer ce que les autres ne montrent pas a toujours été l’objectif de Shames. Il nous confie d’ailleurs que la photographie comme témoignage et comme objet de réforme des inégalités n’a de sens que si elle parvient à dépasser la surface des événements et à s’affranchir du spectaculaire et de la mise en scène. Ses photos, il les prend de l’intérieur, à la manière de la Photo League, seule vraie tradition revendiquée. Son point de vue n’est jamais un extérieur séparé de la réalité en mouvement qu’il cherche à saisir. Capturer l’envers du décor, la violence quotidienne et les conditions de vie exécrables des laissés-pour-compte ne passe donc jamais par la mise en scène, mais par une immersion quotidienne, qui peut parfois s’étendre sur plusieurs décennies.
Stephen Shames ne parle ainsi jamais vraiment de photographie. Pas d’un point de vue technique du moins. Il préfère s’attarder sur l’importance des processus qui lui ont permis de s’immerger dans les milieux et les mouvements qu’il a documentés. Et pour cause, sa carrière n’est rien d’autre qu’une longue immersion quasi-ethnographique en terres d’exclusion et de résistance. Une immersion réelle, qui seule peut permettre, selon lui, de rompre avec le pittoresque et la morale.
Cette proximité, voire cette non-séparation avec ses sujets, Shames l’entretient dès ses premiers clichés. A dix-neuf ans, alors qu’il est encore étudiant à Berkeley, il rencontre Bobby Seale avec qui il se lie d’amitié. Le légendaire leader des Black Panthers a un rôle absolument déterminant pour Shames, puisqu’en plus de lui ouvrir les portes de l’organisation et de l’introduire auprès de ses principaux dirigeants (Huey Newton, Kathleen et Eldridge Cleaver, June et David Hilliard, etc.), il lui donne les clefs de compréhension du parti alors extrêmement controversé, qualifié en 1968 par le FBI comme « la menace la plus sérieuse à la sécurité interne du pays ».
Dès lors, la réalité quotidienne du combat social mené par la minorité afro-américaine deviendra sienne. Pendant sept ans, il photographiera de l’intérieur la vie du Black Panthers Party, relatant les faits et gestes de ses principaux acteurs. Sept années à militer – avec pour seule arme son appareil photo – pour un autre regard sur le mouvement ; plus animé par un souci de vérité vis-à-vis de la violence sociale et raciale, que par une quelconque ambition personnelle ou recherche de sensationnalisme.
Après cet épisode, la carrière de Stephen Shames sera dédiée à la question de la misère et de la violence sociale. Toujours avec le même engagement, il photographiera, vingt années durant, la vie dans les rues du Bronx. A nouveau dénuées de toute forme de mise en scène, ses photos saisissent jour après jour la brutalité de l’époque, les combats, les fusillades, les affaires de drogue… Un travail qu’il continuera dans d’incroyables séries : « Child Poverty in America », « Juveniles in Jail » ou « Outside the Dream », dont sont extraits la suite des photographies choisies pour l’exposition.
Hors du rêve, exclue du rêve, broyée par le rêve américain. C’est la vie quotidienne d’une jeunesse née au mauvais endroit, au mauvais moment et de la mauvaise couleur de peau que Shames à chaque fois saisit. Une jeunesse malmenée par une société qui préfère enfermer plutôt que venir en aide, engluée dans l’absurdité d’un système qu’elle ne peut combattre. Pourtant, même dans les scènes les plus dramatiques de ces séries, les moments de vie les plus terrifiants, il n’a jamais recours au misérabilisme pour nous frapper droit au cœur. Au contraire, comme l’explique François Cheval, un des commissaires de l’exposition et ancien directeur du musée, « ces photographies rayonnent d’une beauté qui s’enfonce profondément dans la mémoire des spectateurs ; noblesse des Black Panthers, densité dramatique des enfants pauvres, adolescents en prison, etc. S’en dégage une vie ardente, parfois embrasée, qui est celle de l’Amérique contemporaine. »
Seulement voilà, si le photographe américain a passé sa vie à témoigner de la violence d’une époque qu’il espérait ne plus jamais revoir, force est d’admettre que celle-ci est loin d’être révolue. « Cela prend du temps, beaucoup de temps… » nous dit-il avant de se tourner vers les deux photos prises lors des récentes manifestations Black Lives Matter présentes au sein de l’exposition, et de nous rappeler, jamais abattu que la communauté afro-américaine aux États-Unis est aujourd’hui plus touchée par le chômage, la pauvreté et les peines de prison que dans les années 1970…
Jusqu’au 21 mai au musée Nicéphore Nièpce de Chalon-sur-Saône
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