En URSS des planches de dessins ont servi à décoder les tatouages inscrits sur la peau des prisonniers du Goulag, elles furent toutes réalisées par un ancien officier du ministère de l’Intérieur soviétique : Dantsig Baldaev (1925-2005).
« Détenus enclin à l’évasion », « pédérastes passifs, ‘offensés’, lesbiennes », « bagues de truands non rééducables », « tatouages asociaux », « tatouages religieux »… C’est la classification poétique et précise des prisonniers opérée par l’administration soviétique au temps du Goulag. En guise de fiches servant à décoder les tatouages gravés sur la peau des détenus : des planches de dessins. Elles furent toutes réalisées par un ancien officier du ministère de l’Intérieur soviétique, longtemps membre de l’institution pénitentiaire : Dantsig Baldaev (1925-2005). Ces archives, classées secrètes par le KGB, Baldaev en a offert une partie conséquente, en 1990, à l’ethnologue française Roberte Hamayon. Elles sont à découvrir dans l’ouvrage Gardien de camp (éditions des Syrtes), à paraître le 17 octobre.
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« Une sociologie du monde carcéral soviétique »
Les tatouages ainsi dessinés et classés par thématique sont le fruit de plusieurs années de collecte auprès des détenus de camps et de prisons.
Se dégagent « des codes graphiques servant aussi bien à une complexe écriture de soi qu’à l’auto-identification (essentielle en prison et dans les goulags) de différentes catégories de prisonniers », écrivent Elisabeth Anstett, chargée de recherche en anthropologie sociale au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), et Luba Jurgenson, maître de conférence en littérature slave à l’Université Paris Sorbonne, qui ont coordonné ce livre.
Dès 1948, Baldaev commença à porter un intérêt scientifique à la culture carcérale en travaillant sur le jargon des prisons, en effectuant des relevés de tatouages de prisonniers qui furent déjà l’objet de publication en Europe, à la fin des années 80. Le dessinateur est lui même tatoué : un monogramme sur l’un de ses avant bras qu’il présente comme une trace de son passage par le foyer des enfants du KGB où il a été placé lors de la détention de son père (entre 1938 et 1940) ainsi qu’un assez grand portrait de Lénine tatoué dans le dos.
Exemples de planches « catégorielles » basées sur la sexualité des détenu(e)s :
Sur leur caractère :
« 100 exemplaires comme matériau d’enseignement du KGB »
Dans un entretien accordé en 1988 à l’ethnologue hongrois Akos Kovacs, Baldaev avait précisé le cheminement de ses planches au sein du KGB :
« Une partie a paru à Leningrad en 1981 avec l’avertissement « Secret ». Son sous-titre était « Aux collègues des sections du ministère de l’Intérieur, pour un usage interne. » Il y avait des individus qui nous avaient dénoncé au KGB en insinuant que notre travail était chauviniste. Des membres du KGB sont venus nous chercher, mais quand ils ont été convaincus que dans ce travail de trente-quatre pages, il n’y avait ni élément antisoviétique ni élément chauviniste, la direction du KGB a commandé 100 exemplaires du livre comme matériau d’enseignement. Quatre cents exemplaires ont ensuite été répartis parmi les enquêteurs, les avocats et autres collaborateurs des institutions d’application des peines. »
Baldaev était convaincu que ces tatouages révélaient les identités sociales et « professionnelles » des prisonniers. Il explique que « le tatouage est une carte de visite qui caractérise le monde spirituel et moral de son porteur et sa propension à commettre des crimes – économiques, hooliganisme, sexuels – ainsi que son passé criminel ». Ces tatouages possèdent donc un caractère biographique car ils signalent les centres de détention où le détenu est passé, renvoient aux articles du code pénal au titre desquels le détenu a été condamné, peuvent indiquer la durée de la peine, le type de régime carcéral (ordinaire ou sévère)… Baldaev parvient au même genre de conclusions que l’identité judiciaire française qui opéra une identification/classification des tatoués en prenant en photos les pauvres bougres passés par les bagnes militaires africains surnommés « Biribi ».
Avec le recul, la démarche de Baldaev permet de dresser « une sociologie du monde carcéral soviétique », indiquent les auteures.
Avertissement
Pour Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson, ce qui fait la rareté de ce témoignage fait aussi son ambiguïté. Côté originalité : la plupart des témoignages sur cette période sont souvent issus d’anciens déportés, manque donc souvent le point de vue des gardiens. Côté ambivalent : le rôle de geôlier de Baldaev dans cet univers concentrationnaire ne peut être considéré comme neutre pour appréhender son « œuvre » :
« Le statut ambigu à la fois de victime/bourreau/témoin s’avère ‘insatisfaisant’ dans le cas de Baldaev, expliquent les auteures. Il a aussi assumé une « position voyeuriste » pendant l’étape de la collecte d’informations sur les tatouages en n’hésitant pas à se rendre dans les douches des détenus, à assister à leurs visites médicales ou aller à la morgue pour relever les tatouages sur les cadavres. »
Elisabeth Anstett nous confirme que l’idée était d’éviter que « le lecteur se trompe ».
« On peut toujours transformer les gardiens en victimes du système mais, fondamentalement, Baldaev est de l’autre coté du manche. Ce travail reste un objet produit par un acteur de la répression. Il faut garder en tête que c’est un dessin produit par le maton. »
La chronologie des dessins qui s’étale sur plusieurs années pose également de nombreuses questions. D’après la correspondance entretenue avec l’ethnologue française Roberte Hamayon et un entretien accordé en 1988 à l’ethnologue hongrois Akos Kovacs, son travail est un mélange de sources directes et d’observation. Sur certains dessins, il y aurait « des flottements de nature géographique ou chronologique ». Pour dépasser ces limites, Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson forment le vœu que d’autres chercheurs travaillent sur ce « matériau brut ».
Après plus deux ans de travail sur l’exégèse de ces dessins, les deux universitaires reconnaissent ne pas avoir cerné les intentions exactes de Baldaev dans sa frénésie à décrire cet univers jusque dans ses plus infimes détails.
Des dessins de la vie quotidienne
Les « enquêtes » de Baldaev se sont construites sur le modèle d’enquêtes ethnographiques telles que réalisées par son père, ethnographe et linguiste bouriate (groupe ethnique mongole vivant en Sibérie).
En plus de ce travail « sociologique » à partir des tatouages et « bousilles », Baldaev qui avait fréquenté en 1942 l’institut pédagogique des beaux-arts d’Irkoutsk (avant de s’enrôler volontairement dans l’armée rouge en 1943), a tenté de fixer la vie quotidienne du Goulag. A partir de 1953, l’officier soviétique entreprit de réaliser, sans en informer sa hiérarchie, des affiches reprenant l’esthétique du régime.
Baldaev dessina également des scènes brutes dont les traits rappellent ceux du BD reporter Joe Sacco :
Figurent également de nombreuses scènes de torture :
Baldaev termina sa carrière avec le grade de commandant de police et le titre de commandant du MVD-VB (ministère de l’Intérieur qui avait repris la gestion des camps lors de la « disparition » officielle du Goulag, fin 1956) de la ville et du territoire de Leningrad. Les éditeurs notent qu’un jeune officier du KGB était alors en poste dans la ville, un certain Vladimir Poutine.
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