Seulement armé d’une gomme, le joueur est invité à explorer et corriger le journal intime d’une vingtenaire irlandaise. Une réussite formelle autant que textuelle.
“Pas besoin de relation. Les relations marchent pas avec toi. Tu peux essayer d’être normale et d’avoir une relation, mais ça a toujours foiré, et c’est pas grave. C’est pas grave d’être silencieuse et bizarre.” Telle est la cinquième entrée du journal intime de Kasio, Irlandaise d’une vingtaine d’années qui, en ce 31 décembre 1993, a décidé de le détruire. Dès le début d’If Found…, le joueur se voit alors confier une arme inédite et bien plus redoutable que les épées banales et les flingues génériques qu’il a l’habitude de manier ailleurs : une gomme.
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La main sur la souris de l’ordinateur ou directement sur l’écran tactile de la tablette ou du mobile, il va repasser, d’un geste fougueux, caressant ou méthodique, sur les formes et les mots que Kasio a laissés sur le papier et les faire disparaître. On efface tout et on recommence ?
De fréquents interludes de science-fiction
Conçu par l’artiste multicartes (jeux, installations, performances…) Llaura McGee, et ses complices du mini-studio de développement irlandais Dreamfeel, If Found… est l’histoire, interactive d’une manière à la fois délicate et tranchante, d’un basculement.
D’un grand saut, disons, ou, plutôt, des quelques jours qui y ont mené la jeune Kasio, partie de chez elle après une conversation houleuse avec sa mère qui persiste à voir en elle un garçon. Dans If Found… qui, entre deux passages bien ancrés dans la réalité de l’Irlande et plus précisément de l’île d’Achill au début des années 1990, s’offre de fréquents interludes de science-fiction (que, pour aller vite, on situera quelque part entre Ziggy Stardust et La Jetée de Chris Marker), la métaphore convoquée pour désigner ce qui se prépare est celle du trou noir. Alors, nous annonce ce jeu qui excelle dans la mise en scène des mots, “tous les instants sont concassés, passé, présent et futur en un hurlement éternel.”
Après avoir fui la modeste demeure où sa mère l’élevait en compagnie d’un frère franchement hostile, Kasio trouve refuge dans une vieille maison délabrée que squatte un groupe de jeunes musiciens dont la fréquentation l’aidera à prendre son envol. L’un des temps forts de leur vie commune forcément provisoire sera d’ailleurs un concert de punk-rock – la bande-son d’If Found… est aussi merveilleuse que ses images dessinées – tournant à la fête joyeusement débridée. Dans son journal, Kasio évoquera, réjouie, “l’anonymat de la foule”.
Une invitation à la transformation
Jouer à If Found…, ce n’est pas découvrir froidement ce qui est arrivé à la jeune femme au cours de ces quelques semaines mouvementées et comment elle est s’en est trouvée à jamais changée. C’est, plutôt, entrer en relation d’une façon à la fois extrêmement concrète et profonde avec ce qui se passe en et autour d’elle entre le 3 et le 31 décembre de cette déterminante année 1993. Et cela, la plupart du temps, en utilisant simplement la gomme sur les textes et les dessins qui ornent les pages de son journal intime. If Found… est un sommet faussement minimaliste de game design autant que de mise en scène.
Gommer revient, par exemple, à effacer la rature, le pâté qui dissimule un texte et pouvoir ainsi le lire. Et ensuite à faire disparaître complètement ce dernier pour qu’il ne reste plus à l’écran qu’une page vierge, naturellement prête à en accueillir un autre.
L’avant-garde ludique s’affiche à la fois rêveuse et rigoureuse
Mais c’est aussi intervenir sur les formes et les couleurs de ces images mutantes, contribuer à les faire devenir autres. Un couple marche, de dos. Dessous, le même, mais qui s’est d’un coup éloigné. Ou alors la nuit tombe ; une voiture poursuit sa route ; on pénètre en secret dans la maison familiale. Et puis, versant SF, la catastrophe qui s’annonce, dans le ciel. A la fois dure et curieusement grisante, l’affaire est autant graphique que textuelle et la quête identitaire de son héroïne débouche sur une fascinante expérience formelle.
Soutenu par Annapurna Interactive qui, en trois années aux allures de sans-faute, pourrait bien être devenu le meilleur éditeur vidéoludique du monde (What Remains of Edith Finch, Sayonara Wild Hearts, Kentucky Route Zero, Outer Wilds, Telling Lies, Florence, Wattam…), le premier projet “commercial” – tout est relatif – de Llaura McGee appartient bien à cette époque bénie pour le jeu vidéo qui voit émerger des voix nouvelles (jeunes, queer, féminines, minoritaires) et s’effondrer bien des barrières (entre la création indé et le mainstream, entre l’intime et le spectaculaire). Avec If Found…, l’avant-garde ludique s’affiche à la fois rêveuse et rigoureuse, sentimentale et conceptuelle. C’est une excellente nouvelle.
If Found… (Dreamfeel / Annapurna Interactive), sur Mac, Windows et iOS, de 5 à 12€
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