Le journal indépendant Novaïa Gazeta a été le premier à y consacrer des articles : dans ce pays dirigé d’une main de fer par Ramzan Kadyrov, les autorités emprisonnent, torturent et assassinent les homosexuels. Le point sur une situation terrifiante.
“Là-bas, on entend des cris et on subit des douleurs horribles. Même si ce n’est pas toi qu’ils sont en train d’électrocuter, entendre quelqu’un se faire torturer, c’est très dur.” Ce récit qui glace le sang, c’est celui de Zurab (son prénom a été modifié), un jeune homosexuel qui a passé une semaine dans l’une des prisons secrètes tchétchènes.
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Le 1er avril, le bihebdomadaire d’opposition russe Novaïa Gazeta publiait une enquête (en deux volets) révélant l’existence d’une grande opération de répression des homosexuels menée par les autorités tchétchènes. Le journal diffusait trois témoignages anonymes qui racontaient avoir vu des hommes battus à mort, d’autres torturés, voire électrocutés, afin qu’ils divulguent les noms d’autres personnes.
Trois prisons secrètes ont été identifiées
Une centaine d’hommes homosexuels, ou supposés tels, âgés de 16 à 50 ans, ont été emprisonnés illégalement depuis le début du mois de mars. Au moins trois y auraient perdu la vie. Novaïa Gazeta fait aussi état d’un système d’extorsion bien huilé où la liberté se monnaie, et où les téléphones portables sont systématiquement confisqués : “Leur but principal était de récupérer nos contacts, car pour eux, si tu es suspecté d’être homosexuel, alors tout ton réseau de contacts l’est aussi”, raconte l’un des témoins. Trois prisons secrètes ont été identifiées, d’anciennes bases militaires et des usines désaffectées. Les autorités russes ont mis du temps à réagir malgré un déferlement de réactions internationales.
“Ils torturent à l’électricité et privent de nourriture”
Terrifiants, les témoignages concordent sur de nombreux points. Elena Volochine, correspondante pour France 24 à Moscou, est l’une des rares journalistes à avoir rencontré certains de ces jeunes rescapés. “Ils torturent à l’électricité et privent de nourriture. Le soir, au lieu de jeter aux ordures leurs restes de nourriture, ils les jettent dans les cellules. Ce n’est pas pour nourrir les prisonniers. C’est pour les humilier, les voir se repaître de leurs restes, raconte l’un d’entre eux. Ils les mettent en rang et les forcent à s’inventer un prénom de femme… Certains gars auraient préféré qu’on les tue tout de suite plutôt que d’avoir à subir cela.” Pour Tanya Lokshina, directrice du programme russe de Human Rights Watch, cela ne fait aucun doute : “Il y a encore des personnes détenues illégalement à ce jour.”
Une vague de persécutions silencieuse qui ne permet pas de donner un nombre exact. “Jusqu’ici, la peur de témoigner et le tabou que représentait l’homosexualité en Tchétchénie créaient une combinatoire rendant les données d’une éventuelle répression en la matière complètement aveugles”, observe Aude Merlin, chercheuse au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol), professeure à l’Université libre de Bruxelles, et spécialiste du Caucase du Nord.
“Nous avons des preuves de l’implication des autorités tchétchènes”
Quelques jours avant les révélations du journal, l’ONG Russian LGBT Network a commencé à recevoir des plaintes, et a ouvert une ligne téléphonique d’urgence pour venir en aide aux victimes tchétchènes. Depuis le mois de mars, elle a pris en charge une quarantaine de personnes et a reçu près de quatre-vingts appels.
L’association s’efforce alors de leur faire quitter la Russie au plus vite. “Nous avons des preuves de l’implication des autorités tchétchènes dans les détentions et les actes de torture”, affirme un porte-parole de l’association.
Pourquoi cette vague violente de répression intervient-elle maintenant en Tchétchénie ? Des rumeurs d’arrestations sauvages touchant la communauté homosexuelle couraient déjà depuis décembre 2016. Intellectuels, journalistes, personnalités religieuses et proches du dirigeant du pays Ramzan Kadyrov auraient également été arrêtés.
“Ce pays agit dans une impunité totale depuis des décennies”
“Ce n’est malheureusement pas la première purge. Ce pays agit dans une impunité totale depuis des décennies. Dans ce contexte, l’arbitraire de Kadyrov, les tortures et les mauvais traitements se marient et s’alimentent”, explique Sacha Koulaeva, à la tête du bureau Europe de l’Est, Asie centrale de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).
“La machine à torturer tchétchène ne concerne pas que les personnes soupçonnées d’être d’orientation sexuelle minoritaire, elle broie toute personne qui s’exposerait en critiquant, comme l’ont montré les rapports récents de Human Rights Watch ou Memorial”, résume la politiste Aude Merlin.
Des militants de la communauté LGBT ont tenté d’organiser des Marches des fiertés
Tout se serait ensuite accéléré au début du mois de mars, lorsque des militants de la communauté LGBT ont tenté d’organiser des Marches des fiertés dans différentes villes du Caucase du Nord. La manœuvre visait avant tout à accumuler les refus pour se tourner ensuite vers la Cour européenne des droits de l’homme. “C’est à partir de ce moment que fut donné l’ordre d’entreprendre un ‘nettoyage préventif’ et que l’opération a abouti à de véritables meurtres”, assure Novaïa Gazeta.
L’homosexualité est si taboue en Tchétchénie que certains se perçoivent comme malades. “Je suis un monstre”, a déclaré l’un d’eux à l’association LGBT russe après avoir été détenu et torturé. L’homosexualité n’est plus considérée comme une pathologie mentale en Russie depuis 1999, “même si sa psychologisation est indirectement encouragée par la loi fédérale russe de 2013 qui interdit toute ‘propagande des relations non traditionnelles auprès des mineurs”, note Arthur Clech, à propos de cette loi interdisant toute prise de position publique en faveur de l’homosexualité. Membre du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec), il a par ailleurs entrepris de rédiger une thèse sur la perception des homosexuels dans la société, la culture et l’espace politique russe.
“Si tu fais honte à ta famille, n’importe quel membre peut se venger”
Plus effrayant encore, de nombreux témoignages révèlent comment les autorités tchétchènes mènent une violente campagne d’extermination auprès des familles des victimes relâchées, en les encourageant à éliminer elles-mêmes les membres de leur famille soupçonnés d’être homosexuels.
“En Tchétchénie, l’individu n’existe pas. Il représente avant tout un clan, sa famille, et ne répond pas pour lui-même mais pour tous ses proches. Si tu fais honte à ta famille, n’importe quel membre, même très éloigné, peut se venger s’il estime que l’honneur du clan a été atteint”, nous explique la journaliste Elena Volochine.
Novaïa Gazeta décrit à ce sujet une confrontation entre un responsable politique, un détenu, et sa famille lors d’une procédure de libération. Pour être relâché, le jeune homme est contraint d’“avouer” son homosexualité devant toute sa famille qui doit s’en désolidariser.
“Ils l’ont emmené et l’ont tué dans la forêt”
C’est ce dont témoigne l’un des jeunes interrogés anonymement pour France 24, qui appelle ça “laver l’honneur par le sang” : “Ils disent aux parents de tuer leur enfant. Ils disent : ‘Soit vous le faites, soit nous nous en chargeons.’ (…) Ils ont répondu : ‘C’est notre famille, on s’en occupe.’ Ils l’ont emmené et l’ont tué dans la forêt. C’est là qu’ils l’ont enterré. Il n’y a même pas eu de funérailles.”
Une histoire qui paraît surréaliste, mais qui est tout à fait plausible pour Arthur Clech : “Les autorités tchétchènes ont récemment autorisé le ‘crime d’honneur’. Lequel consiste à rétablir l’honneur de sa famille en assassinant le membre qui y aurait porté atteinte. Si, apparemment, ce crime d’honneur contredit le monopole de la violence de l’Etat, il perpétue en fait la violence de celui-ci.”
Propulsé au pouvoir par Vladimir Poutine il y a dix ans, le président tchétchène Ramzan Kadyrov a instauré un régime autoritaire auquel s’ajoute une réactivation extrême du poids des traditions musulmanes. En résulte alors une société patriarcale radicalisée. “La loyauté de Ramzan Kadyrov envers Vladimir Poutine est la colonne vertébrale de cette kadyrovisation du régime”, analyse Aude Merlin.
“Les statuts des hommes et des femmes sont très codifiés”
“Il y a aujourd’hui une retraditionnalisation très forte de la société et les statuts des hommes et des femmes sont très codifiés. Les femmes sont obligées de porter le voile sur leur lieu de travail, et la polygamie chez les hommes est encouragée malgré son interdiction par la Constitution russe”, détaille Aude Merlin. Sacha Koulaeva (FIDH) raconte le cas d’une Tchétchène “assassinée par son oncle après avoir reçu un SMS déplacé auquel elle n’avait jamais répondu…”
“La plus grande réaction vient de la communauté internationale”
Militants et journalistes sont régulièrement menacés. Les dernières ONG ont quitté le pays il y a peu. En 2015, le Comité contre la torture décidait de fermer ses portes après de multiplies attaques contre ses locaux. “L’information sur les détentions illégales d’homosexuels est passée complètement inaperçue en Russie. Elle est totalement absente des médias traditionnels et n’apparaît que sur internet, explique la journaliste Elena Volochine. La plus grande réaction vient de la communauté internationale.”
Les autorités fédérales russes ont mis du temps avant d’ouvrir les yeux sur ces exactions. “Vous ne pouvez pas arrêter des gens qui n’existent simplement pas dans la République”, affirmait le porte-parole du gouvernement tchétchène après les révélations de Novaïa Gazeta avant d’ajouter très sérieusement : “Si de telles personnes existaient, les autorités n’auraient pas à s’en faire puisque leur propre famille les enverrait dans un endroit dont on ne revient pas.”
Mais le travail du journal indépendant russe et des ONG a déclenché de vives réactions à l’international. Début mai, cinq ministres européens des affaires étrangères, dont ceux de la France et de l’Allemagne, écrivaient à leur homologue russe pour mettre un terme à ces atrocités. C’est surtout Angela Merkel, le 2 mai, qui a poussé Vladimir Poutine a réagir.
“L’impunité qui règne dans ce pays est omniprésente”
Trois jours plus tard, le parquet fédéral russe ouvrait une enquête affirmant toutefois n’avoir reçu aucune plainte et estimait que des témoignages anonymes n’avaient aucune valeur. “Or, par définition, ces témoignages ne peuvent sortir qu’en étant anonymes vu le danger de mort que représente le simple fait pour un Tchétchène de révéler son homosexualité”, insiste Aude Merlin.
Une enquête qui risque de ne pas aboutir, étant confiée à Tatiana Moskalkova, une générale à la retraite déléguée pour les droits de l’homme de la Douma. Connue pour ses positions réactionnaires, elle a notamment voté en 2013 la loi contre la “propagande des relations non traditionnelles” déjà évoquée. L’analyste de la FIDH, Sacha Koulaeva, est très pessimiste : “Aucune enquête n’a abouti à ce jour, et l’impunité qui règne dans ce pays est omniprésente.”
“Nous espérons qu’une enquête sera ouverte”
Le 16 mai, trois associations françaises LGBT – Stop homophobie, Mousse et Comité Idaho France – ont déposé plainte devant la Cour pénale internationale pour “génocide” contre le président Ramzan Kadyrov. “Nous espérons qu’une enquête sera ouverte, et cherchons à attirer l’attention du public sur le fait qu’il existe des indices graves”, nous indique leur avocat, maître Etienne Deshoulières.
Pour l’instant, l’urgence reste la prise en charge des homosexuels tchétchènes. “Notre principale difficulté en ce moment est de leur obtenir des visas : si nous n’arrivons pas à les exfiltrer ils seront très probablement tués”, martèle le porte-parole de l’ONG Russian LGBT Network. “La particularité de la personne qui fuit la Tchétchénie, c’est qu’elle sait qu’elle ne pourra jamais y retourner”, conclut la journaliste Elena Volochine.
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