Véronique Decker, institutrice et directrice d’une école primaire à Bobigny, évoque dans son livre « Trop classe » une vie de luttes et de solidarité pour sauver l’école. Rencontre avec une femme de valeurs.
On peut survivre à trente ans d’enseignement en Seine-Saint-Denis, Véronique Decker en est la preuve. Cette institutrice raconte dans Trop classe (éditions Libertalia) sa longue carrière au sein de ce département de mauvaise réputation. Militante, syndiquée, elle est aussi directrice d’une école primaire à Bobigny qui use de la pédagogie dite Freinet. Une méthode où les élèves apprennent à leur rythme, par “tâtonnement expérimental”, en coopérant. Cette pédagogie a pour objectif de développer la créativité et l’autonomie des enfants.
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Femme de valeurs, après s’être beaucoup exprimée dans des blogs, elle a voulu avec ce livre pousser un cri d’alarme et exprimer son mécontentement face aux dérives du système. La situation qu’elle dénonce ne se résume pas au 9-3. Ce triste portrait de notre société va bien au-delà du débat éducatif.
Depuis plusieurs années, les réformes concernant le système éducatif et scolaire se succèdent. Ce débat passionne toujours autant, pourtant nous avons tendance à croire en la stabilité de nos institutions. L’école publique n’a pas toujours existé et pourrait ne pas survivre à ces bouleversements…
Vous dressez un portrait très sombre de l’enseignement, pensez-vous que ce soit le reflet de notre société ?
Véronique Decker – Tout cela dépasse les gouvernements qui se succèdent. La situation s’aggrave : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres. Cela ne peut qu’exploser ! A travers mon livre, j’ai souhaité montrer que derrière la langue de bois de la hiérarchie, il y a des réalités humaines. Le souci est que pour beaucoup de jeunes issus de milieux défavorisés, l’espoir d’une vie meilleure a disparu. C’est cela qui devrait nous inquiéter et ces disparités commencent dès le plus jeune âge, par le biais de l’école.
Cela fait écho à une phrase marquante de votre livre : « Je comprends que les enfants en grandissant trouvent le décor de la France insupportable… «
L’image de la France est assez sombre dans les banlieues. J’ai essayé d’écrire de manière un peu légère, tout de même. Je ne voulais pas que le livre soit trop lourd.
Votre livre est rempli d’anecdotes mais le fond reste pessimiste…
Ma volonté est d’inciter les lecteurs à réfléchir sur la direction que nous prenons. En France, il y a beaucoup de débats politiques : Par exemple, nous nous sommes longtemps demandé s’il fallait travailler le dimanche… Mais personne n’a évoqué les enfants de ceux qui travailleraient ce jour férié ! C’est terrible : comme si les enfants n’existaient pas. L’humanité d’une société se mesure à la manière dont on traite les enfants, les personnes âgées, les malades et les personnes handicapées…
Pensez-vous que le tableau spécifique de la Seine-Saint-Denis que vous décrivez soit le même partout en France ?
La situation de la Seine-Saint-Denis est singulière car le département reste victime de sa ghettoïsation. La précarité y est reine. Mais dans l’ensemble de la France, à la campagne comme en ville, on a le sentiment que l’intérêt des enfants passe derrière l’intérêt économique. Le système scolaire souffre et les difficultési ne sont pas réductibles au 93. Les inégalités à l’intérieur de l’école publique et les inégalités entre les écoles publiques et privées s’accroissent. L’injustice sociale faite aux enfants augmente.
De votre point de vue, le paramètre humain n’est plus une priorité ?
Il recule au profit d’un pilotage par les chiffres, de dispositifs informatisés, de la performance. Cela ne correspond pas à la réalité de l’être humain.
Votre livre est assez paradoxal, il y a une partie très enthousiaste qui fait référence au bonheur d’exercer votre profession, et une autre beaucoup plus noire. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Dans mon esprit, l’école publique a une fonction émancipatrice qui doit faire en sorte que les enfants ne soient pas strictement dans la reproduction d’un déterminisme familial. Autrefois, l’action de l’école était appuyée par un entourage social, humanitaire qui assurait une base de bien-être… Depuis plusieurs années, tout s’est effondré.
Vous sentez-vous abandonnée ?
Complètement ! Le sentiment d’abandon est très présent. Surtout quand on voit notre hiérarchie se féliciter de la refondation de l’école comme si tout allait bien… Nous qui travaillons au sein des écoles, nous avons le sentiment d’être sur le Titanic, avec le gouvernement dans le rôle de l’orchestre qui joue alors que le bateau coule.
Les orientations prises par le ministère de Najat Vallaud-Belkacem semblent pourtant prendre la même direction que la lignée pédagogique Freinet que vous pratiquez. Est-ce vraiment ce qu’il se passe sur le terrain ?
Non. D’où le fait que les discours de nos dirigeants soient insupportables. Construits par des équipes de communication spécialisées, ils masquent en réalité une politique de recueil de chiffres qui doit entrer dans les cases prédéfinies par le gouvernement. Du coup ce pilotage par les chiffres est empreint d’une immense inhumanité. Le budget de l’école publique diminue chaque année : l’année dernière, il n‘y avait plus de subventions des municipalités aux bibliothèques, cette année il n’y aura plus d’accompagnement éducatif pour les enfants en difficulté.
Quelles seraient les principales mesures que vous adopteriez pour pallier les différents points que nous venons d’aborder ?
Les mesures ne sont pas toutes dans les mains de l’école. On a besoin d’un entourage social pour que l’école publique puisse bien fonctionner. Pour moi les premières mesures lutteraient contre la précarité sociale. Ensuite, il serait nécessaire de mettre en place une aide sociale, médicale et psychologique pour tous les enfants bénéficiaires.
François Hollande visite une école en mai 2015 (© Philippe Wojazer / Reuters)
Le métier de professeur a quelque peu évolué : De la formation des enseignants au travail même de professeur, qu’en pensez-vous ?
Le métier d’enseignant n’a pas changé. Enseigner c’est choisir d’accompagner humainement des enfants pour qu’ils aient l’audace d’apprendre et d’agir par eux-mêmes. Les conditions de travail ne sont pas plus désastreuses qu’avant, au contraire. On a maintenant des conditions matérielles normées par la loi. Par contre, l’entourage social qui n’avait cessé de s’améliorer, recule depuis plusieurs années. Quel est le sens d’une action politique mettant en place des réformes faisant reculer les choses ? En ce qui concerne la formation des enseignants, le problème réside dans leur formation universitaire. On a pensé que des études de haut niveau dans n’importe quel domaine pouvaient se substituer à l’apprentissage du métier. Apprendre à enseigner, à instituer un monde social est un métier. Je pense qu’il y a une erreur de casting. C’est une absurdité ce qu’il se passe dans l’éducation ! Des associations de parents d’élèves commencent à se plaindre et à mettre en lumière ces entourloupes (les bonnets d’ânes).
Il y a pourtant des aides qui ont été mises en place… par exemple des AVS (Auxiliaire de vie scolaire) , des AESH (Accompagnants des élèves en situation de handicap)…
Là encore je soupçonne le gouvernement de vouloir faire des économies. Le point positif est que ces métiers ont permis de faire rentrer les enfants handicapés dans l’école publique et de le faire sortir de l’isolement. Mais il faudrait que des accompagnateurs performants soient titularisés, recrutés, stabilisés et formés. Là aussi, encadrer pédagogiquement des enfants en situation de handicap est un métier. Au sein de mon école, j’ai des AVS en contrat de deux ans non renouvelable, ils viennent de recevoir leur formation, au bout de 18 mois ! Ils seront licenciés fin octobre. Il ne faut pas reculer sur l’accès des enfants handicapés à l’école publique mais il faudrait leur donner toutes les chances de réussir.
Avec votre livre, avez-vous le sentiment de déranger?
Je ne suis pas certaine que tout le monde au ministère ait beaucoup d’affection pour moi. En même temps, je suis une directrice d’école qui fait son travail avec sérieux.
Pour vous, il est primordial de se mobiliser ?
Il faut se mobiliser pour défendre ses valeurs.Tous les enfants doivent pouvoir bénéficier d’une scolarisation, c’est un des éléments fondateurs du droit, c’est pourquoi le jour où l’accès à l’école a été refusé à des enfants roms, sous prétexte qu’ils n’avaient pas de logement, je me suis mobilisée. Le remplacement des professeurs malades est également un des éléments fondateurs de l’éducation. Certains droits nécessitent que l’on se batte pour eux.
Propos recueillis par Camille Desbos
Véronique Decker, Trop classe ! Enseigner dans le 9-3, éditions Libertalia, 2016.
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