Attendu depuis plusieurs années, le nouveau jeu d’Hideo Kojima, père de « Metal Gear Solid » et superstar internationale du game design, est enfin arrivé. Lâchant le joueur dans un monde post-apocalyptique avec pour mission d’y effectuer des livraisons plusieurs dizaines d’heures durant, “Death Stranding” divise le monde vidéoludique. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Et aussi : un triple retour dans les années 1990 avec « Romancing SaGa 3 », « Aladdin » et « Le Roi Lion ».
Non. Merci, mais non, sans façon. Et d’ailleurs même pas merci, en fait, ça suffit, ça ira comme ça, la vie est trop courte, et cætera. Le vendredi 8 novembre paraissait Death Stranding, le nouveau jeu du super-auteur vidéoludique (c’est-à-dire game designer, producteur, scénariste, responsable du casting…) Hideo Kojima, attendu depuis trois longues années par les millions de fans enamourés de ses Metal Gear Solid. Une semaine plus tôt, une partie du mystère sur la nature même de ce jeu longtemps demeuré bien mystérieux avait été levée avec la parution des premières critiques chez quelques médias, pour l’essentiel spécialisés et dont nous ne fûmes pas, choisis par le maître pour recevoir Death Stranding en avance.
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Une condition inédite leur avait été imposée si l’on en croit l’article consacré au jeu dans son dernier numéro en date par le prestigieux magazine britannique Edge : les journalistes devaient s’engager à ne pas publier de critique du jeu avant de l’avoir « terminé », c’est-à-dire d’avoir atteint son générique de fin. Ce qui tiendrait de l’évidence pour un film ou un roman va beaucoup moins de soi pour un jeu vidéo, a fortiori quand, comme celui-là, cela impose, semble-t-il, d’y passer entre 40 et 60 heures. « Semble-t-il », parce qu’on n’a pas poussé l’affaire jusque-là. On n’était pas obligé, ce qui tombe plutôt bien. On n’aurait pas eu le courage.
Simulation de marche
Death Stranding est, entre autres choses inégalement assorti, une simulation de livraison dans un monde post-apocalyptique. Vous vous rendez à un point de la carte, vous recevez des objets ou matériaux et vous prenez la route (d’abord à pied, plus tard à la commande de véhicules) pour aller les déposer là où on vous le demande. Mais attention : il vous faudra gérer soigneusement la répartition du poids des éléments que vous portez sur votre dos sous peine de perdre l’équilibre à la première tentative d’escalade et de vous écrouler lamentablement avec votre chargement. Quoi qu’il arrive, d’ailleurs, vous allez tituber, pencher d’un côté, puis de l’autre et tenter autant que possible de conserver votre équilibre en compensant du côté opposé à celui vers lequel vous penchez. C’est un défi et aussi beaucoup, en ce qui nous concerne, une souffrance. Cela peut surprendre mais, sur le plan purement ludique, l’essentiel de l’expérience est là : Death Stranding est bel et bien, au fond, une simulation de livraison.
A vrai dire, ce n’est pas une mauvaise nouvelle en soi. Dans le contexte d’un blockbuster vidéoludique de 2019, le geste follement radical impose même le respect. Cette manière d’abandonner le joueur seul au milieu d’un paysage à traverser sans chercher à dissimuler la nature répétitive des tâches qui lui sont confiées évoque bien davantage cette frange du jeu indépendant que ses détracteurs d’abord, puis ses plus ardents défenseurs ont rassemblé sous l’intitulé de simulations de marche ou de promenade (Dear Esther, Firewatch, Proteus, voire Journey) ou alors, dans un registre différent mais avec un effet (hypnotique) comparable, l’attention quasi-maniaque portée aux détails et la lenteur délibérée de ces simulations de niches modernes que sont Farming Simulator, Américain Truck Simulatorou MudRunner.
Jusque dans la détresse qui peut s’emparer du joueur quand il se sent soudain cruellement incompétent et désespérément bloqué loin de toute « civilisation ». En crapahutant tant bien que mal dans le monde troublant de Death Stranding, on a ainsi régulièrement ressenti le regret de ne pas pouvoir, comme dans bien d’autres jeux vidéo, se téléporter dans un lieu déjà visité. Pas de ça ici, chez ami. Ce qui, en soi, n’est pas une mauvaise chose. Les gamers gagnent souvent à être un peu malmenés.
Le « problème” de Death Stranding – dont la dimension sociale et coopérative sans interaction directe entre joueurs, inspirée de Dark Souls, se révèle par ailleurs très réussie – n’est donc pas là. Et pas non plus exactement dans son intrigue lourdement métaphorique qui souligne la nécessité de reconnecter les gens en bâtissant des ponts entre eux – notre héros, d’ailleurs, a pour nom Bridges – et que Kojima aurait, selon ses dires, écrite en réaction à l’élection de Donald Trump et au Brexit. Porté par un casting haut de gamme assez improbable (Norman Reedus de The Walking Dead, Mads Mikkelsen, Léa Seydoux, l’ex-Super Jamie Lindsay Wagner, les cinéastes Guillermo Del Toro et Nicolas Winding Refn…), ledit récit prend, comme toujours chez Kojima, la forme de scènes cinématiques souvent très longues et flirtant régulièrement avec le grotesque.
Tout se mélange, tout est permis – surtout maintenant qu’ayant quitté son ancien éditeur Konami, Kojima travaille en indépendant. Un certain « Die-Hardman » nous intime l’ordre de « connecter le Q-pidon ». Les cris atroces d’un bébé – pardon : d’un « BB », « Bridge Baby », bébé en bocal qu’on transporte avec nous – s’élèvent soudain de notre manette de jeu (dont on s’empresse de couper le son). Heureusement, plus tard, on apprend qu’on a reçu « un like » de la part du BB en question. Kamoulox ou gloubiboulga, à chacun sa référence (générationnelle), mais il y a de ça.
Et pourtant, à la limite, pourquoi pas ? Kojima, au fond, ça a presque toujours été ça : la coexistence de fulgurances géniale et d’égarements incroyablement complaisants. Un auteur – un vrai – d’une audace folle, et dont le seul véritable défaut semblait être sa difficulté à faire le tri entre ce qui, chez lui, est grand et ce qui est épuisant. A moins que ce ne soit une qualité ? Mais la vraie limite de Death Stranding et ce qui, plus que tout le reste, en fait un jeu déséquilibré, c’est la contamination du cœur même de l’expérience ludique par cette tendance à la surcharge.
On n’en revient toujours pas d’avoir vu certains rapprocher Death Stranding des jeux de Fumita Ueda, et en particulier de Shadow of the Colossus, tant les principes des deux créateurs japonais semblent opposés. Là où Ueda vise l’épure, le silence, l’effacement de tout ce qui pourrait se mettre entre le joueur et l’univers dans lequel il le plonge, Kojima le noie sous les menus et les sous-menus, les textes (souvent difficiles à lire en raison de leur taille, d’ailleurs), les voix et les gimmicks sonores. Sous sa manie de l’interruption et cette tendance quasi maladive à mettre absolument tout sur le même plan la mort d’un proche, (la fin d’un monde, un nouveau gadget, une boisson énergisante). Est-ce qu’on ne pourrait pas être un tout petit peu, mais vraiment, seul ? Le paradoxe de Death Stranding est là : en dépit de toute sa radicalité, c’est un jeu qui semble redouter le vide et, du coup, tout faire pour le combler avant même qu’il n’ait eu le temps de s’installer. Quitte à y fourrer absolument tout et n’importe quoi sans jamais sembler pouvoir s’arrêter. Alors que, parfois, on aimerait qu’il nous laisse juste grimper, tomber et nous relever dans le calme. Et retomber.
« Avant tout, Death Stranding est un prêche sur l’importance de la croyance, écrit le journaliste britannique Dan Dawkins dans sa critique du jeu publiée par le Guardian. Sur la capacité de continuer à mettre un pied devant l’autre quand tout espoir semble perdu, dans la croyance que les choses vont s’améliorer. » Peut-être a-t-il raison. Peut-être aurait-il fallu continuer à y croire et à avancer encore une heure, dix heures, trente heures. Peut-être que les choses se seraient vraiment « améliorées ». Mais cette fois, non, désolé. On n’ira pas.
Death Stranding (Kojima Productions / Sony), sur PS4, environ 60€. A paraître sur PC en 2020.
Et aussi :
Romancing SaGa 3
Lancé dans une vaste entreprise d’adaptations et de remakes, Square Enix ne se limite par bonheur pas à ses titres les plus connus comme Final Fantasy VII et VIII. Quelques mois après Trials of Mana, un autre grand inédit du jeu de rôle japonais des années 1990 nous arrive ainsi, et c’est une révélation. Car si Romancing SaGa 3, dont la version originale date de 1995, possède tout le charme des JRPG (Japanese role playing games) de son époque (pixel art évocateur, art du récit au long cours et de la mise en scène 2D), il frappe aussi par un certain nombre d’audaces qui en faisaient un jeu en avance sur son temps, comme sa structure ouverte, l’absence de combats dits « aléatoires » (qui, ailleurs, se déclenchent sans qu’on puisse les éviter) ou sa manière de substituer à la montée en niveaux traditionnelle du genre une avancée progressive des capacités des héros. Cette magnifique aventure vient enrichir encore un peu plus notre fastueux automne du jeu de rôle.
Sur Switch, PS4, Xbox One et PC (Windows), Square Enix, 32€
Disney Classic Games : Aladdin & The Lion King
Retour aux années 1990 aussi avec ce diptyque Disney soigneusement porté sur les consoles modernes dans une édition qui fait figure de modèle du genre avec ses multiples versions (y compris GameBoy) des jeux et ses nombreux documents. Un peu datés, surtout Le Roi Lion, dont la difficulté vient casser un peu l’ambiance née de son superbe travail d’animation, les deux jeux méritent pourtant toujours le détour, et pas seulement en tant que témoignages bondissants d’une (belle) époque révolue, en particulier Aladdin dont le sens du rythme pourrait en remontrer à pas mal de platformers récents. Il n’empêche : déjà exotiques à l’époque (la jungle d’un côté, les Mille et Une Nuits de l’autre), Le Roi Lion et Aladdin le sont aujourd’hui doublement et leur exotisme temporel pourrait bien être le plus piquant.
Sur Switch, PS4 et Xbox One, Digital Eclipse / Disney, de 30 à 35€