Avec deux tentatives britanniques de renouer avec l’esprit des productions Rare des années 90 comme « Banjo-Kazooie » et le somptueux remake made in France d’un titre japonais pionnier, le jeu vidéo se penche sur son glorieux passé. Pour mieux repartir de l’avant ?
Notre président s’appelle Jacques Chirac, David Bowie et Prince sont au sommet de leur forme et, chaque semaine, on attend avec impatience les nouveaux épisodes de Friends. Côté jeux vidéo, la mode est aux jeux de plateforme colorés à héros rigolos qui, dans le sillage de Super Mario 64, viennent de réussir un joyeux passage en 3D.
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Nous sommes à la fin des années 90 et un nouveau représentant du genre du nom de Yooka-Laylee vient de faire son arrivée. Ses personnages principaux sont un caméléon et une chauve-souris bien décidés à récupérer les pages égarées d’un livre magique que le méchant du jour cherche à s’accaparer pour des raisons aussi obscures que farfelues. Sauf que non, nous sommes en 2017, mais les membres du studio britannique Playtonic s’en moquent pas mal. Ils ont décidé de faire comme si – comme si on était encore dans les années 90, comme si rien n’avait changé.
Ils n’étaient visiblement pas les seuls à en avoir envie car, lors de son passage sur le site de financement participatif Kickstarter en 2015, le succès de Yooka-Laylee a dépassé toutes les prévisions avec plus de 2 millions de livres sterling reçus quand les développeurs en demandaient modestement 175 000.
La promesse était claire : offrir un digne successeur à Banjo-Kazooie (1998), le très cartoon jeu de plateforme / exploration / chasse aux trésors plus ou moins nécessaire du studio Rare, dont une partie de l’équipe est justement derrière le projet. Mais, dès les premières instants, un sentiment étrange s’impose. Yooka-Laylee n’est pas tout à fait un héritier de Banjo-Kazooie et de sa suite Banjo-Tooie (2000), ni précisément un hommage. De sa manière d’introduire le récit à ses effets sonores (dont les borborygmes qui tiennent lieu de voix aux personnages) en passant par le style graphique de ses menus, c’est Banjo-Kazooie lui-même qui nous revient aujourd’hui presque inchangé, à peine déguisé. Drôle d’idée ? Oui et non : depuis quelques années, le jeu vidéo multiplie les exercice de style néo-rétro, de Mega Man 9 et 10 au récent Thimbleweed Park en passant par Shovel Knight ou Hotline Miami, s’imposant des contraintes (techniques, graphiques) pour créer autrement.
L’objectif peut aussi être de combler un manque. Scénariste de Yooka-Laylee, Andy Robinson estime ainsi sur le site Gamereactor que « les studios de production de jeux et les modèles de développement ont radicalement changés au cours des quinze dernières années » mais que « les fans (sous-entendu : des expériences ludiques autrefois populaires) ne sont jamais partis ». Mieux : « ils ont vieilli et sont encore plus demandeurs de jeux comme le nôtre. » Et d’expliquer comment, en abandonnant certains genres, les grosses compagnies laissent des espaces dans le marché du jeu vidéo où les petites équipes comme la sienne peuvent aisément se glisser.
Entre doudou consolateur et travail d’imitation (de faussaire ?) confinant à la performance artistique, le résultat de cette démarche est un objet à la fois brillant (quand il parvient à créer du neuf avec de l’ancien) et irritant (à cause de certaines lourdeurs, structurelles et d’époque ou simplement techniques). Accessoirement, Yooka-Laylee rappelle que Banjo-Kazoie et ses semblables (dont l’inoubliable Donkey Kong 64) étaient en avance sur leur temps avec leurs environnements (largement) ouverts débordant d’objets à trouver – coucou Assassin’s Creed.
Mais le (grand) plaisir qu’il procure est d’un autre type : par son inactualité fondamentale, sa manière d’accepter, et même de revendiquer, tout ce qu’il peut à première vue avoir d’anachronique, Yooka-Laylee parvient à exister comme hors du temps commun – le nôtre, celui de l’industrie vidéoludique – pour inventer le sien, joliment suspendu et très accueillant. Plus que les interrogations éventuelles sur sa nature régressive ou résistante, c’est ce qui importe vraiment.
Lancé au même moment par les confrères tout aussi britanniques de Sumo Digital, Snake Pass est une autre tentative de retrouver l’esprit du Rare de la grande époque avec ses décors luxuriants, ses héros animaux, son style BD et ses trésors à collectionner. Mais, plutôt que la reprise à l’identique ou presque, sa logique est celle du prélèvement, voire du détournement. Car Snake Pass, né dans l’esprit d’un prof de biologie néerlandais du nom de Seb Liese, est un jeu de plateforme dont le héros ne dispose pas de la fonction principale du genre : le saut. Normal puisqu’il s’agit d’un serpent que l’on apprendra progressivement à diriger. Pour atteindre un espace surélevé, il doit s’enrouler autour d’une branche, lever la tête au bon moment, ne pas se laisser entraîner en arrière par son poids…
Les premiers niveaux se parcourent dans la douleur mais l’intérêt de l’expérience est justement dans cette lutte, cet apprivoisement d’un corps et d’un mode de déplacement nouveaux. De Banjo-Kazooie, Snake Pass est l’enfant obsessionnel et déviant, une petite chose qui grandit en nous plutôt qu’une grande qui nous absorbe. Après quelques jours sans y jouer, il nous fait même un peu peur. Saura-t-on encore diriger Noodle, son serpent aux faux airs de Kha souriant ? Snake Pass prend le joueur nostalgique des années 90 par les sentiments pour l’entraîner hors de sa zone de confort. L’exercice est extrêmement profitable.
Pendant ce temps, c’est encore un autre rapport au jeu d’hier qui se dégage de Wonder Boy : The Dragon’s Trap, l’éclatant remake par les Français de Lizardcube d’un platformer 2D mâtiné de jeu de rôle paru à l’origine en 1989. La logique, ici, est celle de la superposition. A tout moment au cours de la partie, il est possible, en pressant simplement une touche, de passer du (superbe) rendu de la nouvelle version de The Dragon’s Trap à celle du jeu original. Au-delà des qualités mêmes de ce troisième volet (ou, selon la manière de compter, quatrième) de la saga Wonder Boy, titre pionnier qui sort sublimé de ce travail d’esthètes amoureux, le clignotement temporel que permet cette fonction se révèle fascinant.
C’est un peu comme si étaient projetés l’un sur l’autre Psychose d’Alfred Hitchcock et son remake plan par plan réalisé en 1998 par Gus Van Sant dont The Dragon’s Trap reprend au fond le principe. A ceci près qu’ici, la surcouche moderne influe aussi sur le jeu de 1989 dont le code a été minutieusement retouché par les développeurs pour corriger des défauts, ajouter des secrets, passer l’affichage en 16/9e… Le présent se construit littéralement au-dessus le passé et, ce faisant, laisse des traces sur ce dernier dans un geste presque poétique. Aussi radical qu’élégant, The Wonder Boy : The Dragon’s Trap est sans aucun doute l’un des meilleurs jeux de l’année – reste à savoir laquelle. Mais une chose est sûre : le passé, c’est mieux aujourd’hui qu’avant.
Yooka-Laylee (Playtonic / Team 17), sur PS4, Xbox One, PC et Mac, environ 40€. A paraître sur Nintendo Switch.
Snake Pass (Sumo Digital), sur PS4, Xbox One, Switch et PC, environ 20€.
Wonder Boy : The Dragon’s Trap (Lizardcube / DoteEmu), sur PS4, Xbox One et Switch, environ 20€. À paraître sur PC.
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