D’un côté, une plongée savamment désordonnée dans les souvenirs d’un homme perturbé. De l’autre, une balade à travers des extérieurs stylisés qui se double d’une réflexion sur la création ludique. Genre toujours en vogue dans la sphère indé, la simulation de promenade n’a pas fini de surprendre. Et aussi : une leçon de séduction en maison de retraite avec « Later Daters », le début (pour l’heure seulement virtuel) de la saison 2020 de « MotoGP » et la sortie sur PS4 de « Below » qui gagne un nouveau mode de jeu plus accessible.
« Ecrivez une histoire. » L’injonction s’affiche à même le bureau de la chambre d’hôtel sur lequel on a déposé notre machine à écrire. Mais cela ne va pas de soi : il y a tous ces bruits, la femme de chambre et le room service qui nous envahissent, et puis cette éternelle angoisse de la page blanche contre laquelle on lutte en s’attaquant aux bouteilles de vin du mini-bar. Bientôt, dans un noir et blanc que seules quelques rares touches de couleur viennent trouer, le désordre le plus complet nous entoure et il devient impossible de distinguer le réel de ce qui n’existe que dans la tête en vrac du personnage que les auteurs du jeu nous ont confié. Leur création s’appelle The Shattering, soit « l’éclatement » ou « le bouleversement », et elle porte son nom à merveille.
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Puissance figurative
Traverser des mondes les yeux grands ouverts sans que notre progression ne soit exagérément perturbée par les obstacles et défis sur lesquels s’appuient d’habitude les jeux vidéo (énigmes retorses, combats tendus…) Telle est, pour aller vite, l’expérience que proposent les « walking simulators », simulations de marche ou de promenade – l’expression fut forgée par leurs détracteurs – qui se sont multipliés au cours de la dernière décennie (Gone Home, Dear Esther, The Stanley Parable, Virginia, Journey…) jusqu’à donner naissance à un genre à part entière et beaucoup plus varié qu’on ne pourrait le supposer. L’une des forces du « walking simulator », qui descend à la fois du jeu d’aventure et du FPS dont il a conservé la vue subjective (mais en abandonnant le tir), c’est son rapport à l’intime et, plus précisément, à l’intériorité. Sa manière de la mettre en scène, de la mettre en jeu, d’en faire un enjeu. Les fraîchement parus et très émouvants The Shattering et Pattern viennent une nouvelle fois le prouver.
Le premier est l’œuvre d’une petite équipe éparpillée entre la ville polonaise de Gdynia, Zurich et Paris. Son principe : nous plonger dans l’esprit troublé d’un homme qui, guidé par son psy, lutte pour essayer de se souvenir et de comprendre ce qui lui est arrivé. En découle une suite d’épisodes qui nous entraînent des jeunes années du personnage à sa vie sentimentale et professionnelle en présentant souvent plus d’une version de la réalité. Quelle fut ainsi sa véritable enfance ? Celle, apparemment heureuse, qui se déroule dans une chambre pleine de lumière et de jouets ou bien cette autre qui lui succède dans le jeu, beaucoup plus sombre et traumatisante, dans laquelle le petit garçon, victime d’un terrible harcèlement, fuit dans les couloirs et tremble aux toilettes ? L’intérêt, en l’occurrence, réside sans doute moins dans la réponse que dans la puissance figurative du dispositif engendré par la question.
Associations d’idées
Jouer à The Shattering, c’est se perdre un peu, pas seulement en raison de l’usage (discutable) du flou qui accompagne le moindre de nos mouvements à l’écran, mais surtout de la manière dont s’opère la progression au sein de chaque partie de l’aventure (qui se décompose en cinq actes, dont le dernier s’apparente plutôt à un épilogue). Cette dernière obéit en effet moins à des logiques purement narratives qu’à un principe plus émotionnel ou poétique d’associations d’idées ou d’objets – disons qu’on se trouve par moments plus près de certains films de David Lynch que d’une sage étude de cas psy.
Empruntant largement au registre du jeu d’épouvante et ne négligeant pas de lancer ponctuellement le joueur sur de fausses pistes, The Shattering est aussi, au fond, un jeu sur la création. Création d’une histoire (à commencer, donc, par celles que tente d’écrire notre personnage dans sa chambre d’hôtel ou son appartement), d’un monde (qui se fissure, se transforme, se vide ou se remplit), d’une vie. Et s’il ne se révèle pas sans défaut, il nous remue comme peu d’autres jeux récemment.
Aux portes du rêve
La création est aussi, avec les interrogations qui l’accompagnent, au centre de Pattern, qui prend la forme d’une balade dans une campagne abstraite rappelant au départ un walking simulator essentiel des années 2010, le superbement minimaliste Proteus. Sauf qu’après plusieurs virées dans cet univers dépeuplé aux couleurs improbables, des sphères bleues commencent à y apparaître en plus des feux de camp qu’on avait pris l’habitude de rejoindre pour s’y endormir avant de se réveiller ailleurs – c’est ainsi, aux portes du rêve, qu’on avance dans Pattern. A chaque passage devant l’une de ces sphères s’affichent à l’écran des réflexions de Galen Drew, le principal auteur du jeu, sur son métier en général et la conception de Pattern en particulier. Par exemple celle-ci : « A l’école de design, j’avais un professeur qui nous disait de ne jamais tomber amoureux de notre première idée. On a besoin d’explorer, mais j’ai compris qu’il y avait quelque chose de magique dans la première idée. » Ou bien : « Toute forme d’art ne se résume pas à l’intention de l’artiste. Parfois, l’art est juste quelque chose qui se passe. »
Drôle de jeu que ce Pattern qui se visite un peu comme on regarderait un film en DVD après avoir lancé involontairement le commentaire audio du réalisateur. Sauf que, dans le cas de Pattern, les propos du créateur qui expliquent sa démarche auraient plutôt tendance à « libérer » l’œuvre en nous l’offrant qu’à la ramener à lui, à ses « intentions ». Voilà comment je m’y suis pris, et maintenant, c’est à vous de jouer, semble-t-il nous dire en substance. A nous de marcher, de monter à ses étranges échelles accrochées à rien de précis, d’admirer les ombres et les étoiles, le ciel et l’eau, les rouges, les oranges, les bleus, les verts. A nous d’écrire notre propre histoire, intérieure.
Pattern (Ice Water Games), sur Mac et Windows, environ 12€
The Shattering (Super Sexy Software / Deck 13), sur Windows, environ 20€
Et aussi :
« Later Daters »
Enfin une alternative aux dating sims mettant en vedettes de jeunes gens plein d’allant : dans Later Daters, c’est à l’Ehpad qu’on se drague. De leur coup d’essai teen Longstory, Miriam Verburg et ses complices de Bloom Digital ont conservé le mélange de ligne claire et d’approche (très) directe, notamment dans les dialogues entre pensionnaires assez rentre-dedans, y compris entre personnes du même sexe. A voir si, au fil des choix qui lui sont proposés, le joueur fera preuve de la même audace que les personnages qu’il est amené à fréquenter. Arrivé au bout de ces trois premiers épisodes – compter deux petites heures –, on n’a qu’un seul vrai regret : que ce soit déjà fini. On attend déjà avec impatience la suite, promise pour l’automne.
Sur Switch, Mac et Windows, Bloom Digital Media, environ 7€
« MotoGP 20 »
Alors que l’éditeur de Pro Evolution Soccer vient d’annuler la sortie de son édition dédiée à l’Euro de foot suite au report de la compétition à l’année prochaine, MotoGP fait figure de série résistante. Bien que la tenue du championnat du monde de moto 2020 soit encore incertaine – toutes les courses sont annulées au moins jusqu’à la fin juin –, son double vidéoludique est bien fidèle au poste. De là à dire que le jeu vidéo pourrait se substituer à un réel défaillant, il n’y a qu’un pas que le sérieux de cette simulation invite à franchir joyeusement. D’autant que MotoGP 20, où pilotage est d’abord un apprentissage (des trajectoires de chaque circuit, des réactions de notre engin…) fait partie de ces jeux qui savent se montrer exigeants sans jamais punir le joueur. Une bonne nouvelle pour tous ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, n’ont pas réussi à jouer correctement à un jeu de moto depuis environ Hang-On.
Sur PS4, Xbox One, Switch et Windows, Milestone, de 50 à 70€
« Below »
Disponible depuis la fin 2018 sur les machines à jouer de la bande à Microsoft (Xbox One, PC sous Windows), Below arrive sur PS4 avec en bonus un mode « exploration » qui rend nettement moins douloureuse la découverte de son univers envoûtant. Désormais et à moins d’être un inconditionnel de l’impitoyable approche d’origine toujours présente dans le mode « survie », on meurt moins souvent et quand c’est le cas, on n’est plus obligé de revenir au point de départ. Tout cela rend beaucoup plus agréable la lente descente dans ce mystérieux monde souterrain toujours plutôt hostile auquel, armé de notre lanterne magique, on apporte la lumière. Pour ceux que la dureté du Below ancienne manière aurait découragés, une session de rattrapage s’impose.
Sur PS4, Capybara Games, environ 25€
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