A l’occasion de la sortie de « Pokémon : Détective Pikachu », premier long-métrage live-action d’une franchise tentaculaire, retour sur la success story de ces petites créatures kawaii, sorties des entrailles d’une console portable, avant de conquérir la planète.
Eté 2016. De curieux rassemblements s’organisent spontanément dans les capitales du monde entier. De Central Park, à New York, nous parviennent d’étonnantes vidéos de cohue populaire. A Tokyo, la police doit intervenir pour désengorger l’île d’Odaiba, investie par une foule frénétique. A Paris, une armée de jeunes gens envahit d’un pas pressé les pelouses du parc de la Villette. Ils ont la vingtaine, parfois plus, un smartphone invariablement soudé à la main, et leur look estival autant que leur trot mal-assuré rappellent ceux de festivaliers un brin alcoolisés, rejoignant cahin-caha un concert qui aurait déjà débuté. Aurait t-on manqué une info ? Un DJ set sauvage organisé aux abords du bassin de la Villette ? Un festival qui nous serait passé sous le nez ? Non, ces badauds-là ne courent pas après la musique, pas plus qu’ils ne se précipitent à la buvette pour recharger leurs chopes en plastique : ils traquent des Pokémon.
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Application pour smartphone en réalité augmentée enjoignant ses utilisateurs à se lancer dans une chasse aux Pokémon en plein air, Pokémon Go avait défrayé la chronique à sa sortie en juillet 2016, et remis sur le devant de la scène ces petites créatures kawaii venues du Japon, devenues en vingt ans des figures emblématiques de la pop culture planétaire. Si le phénomène Pokémon Go a fait deux mois durant les choux gras de la presse mondiale – l’application ayant rapidement dépassé le nombre de téléchargements de Twitter, Tinder ou Whatsapp – force est de constater que l’engouement autour des Pokémon n’a rien de nouveau, et que depuis plus de vingt ans ces créatures aux trognes attendrissantes et aux patronymes pittoresques règnent sans partage sur les cours de récré, autant qu’elles conquièrent le cœur d’insatiables hardcore gamers, ou trônent en peluches fluffy ou en bibelots de plastique sur les étagères IKEA d’adulescents trentenaires. La sortie imminente de Pokémon : Détective Pikachu, premier film live-action de la licence dans lequel le proverbial Pikachu se voit doué de la parole, devrait à son tour revitaliser l’increvable fascination qu’exercent les Pokémon depuis la fin des années 1990 ; en témoignent les discussions enflammées ayant embrasé les réseaux sociaux à la diffusion du trailer. Comment, d’un jeu Game Boy à la technologie désuète, calibré pour un public japonais, les Pokémon ont su conquérir le monde ? A quelques jours de la sortie de Detective Pikachu, retour sur un véritable phénomène de société.
Entomologie et urbanisation massive
« A l’origine de Pokémon, il y a d’abord un homme : Satoshi Tajiri » nous explique Loup Lassinat-Foubert, journaliste jeu-vidéo (notamment chez Gamekult) et co-auteur de l’ouvrage Générations Pokémon : 20 ans d’évolutions. « Il a grandi dans une région très rurale non loin de Tokyo, et avait la particularité d’être passionné par les insectes. Enfant, il les chassait dans la nature et les collectionnait« . Une passion en forme de présage, puisque le succès de Pokémon reposera en grande partie sur la collection acharnée de créatures plus ou moins rares, et un semblant d’appétence pour les sciences naturelles. Mais des genoux râpés du jeune Satoshi, entomologiste en herbe qui parcourait forêts et rivières à la recherche d’insectes bigarrés, aux hordes de gamins citadins s’échangeant des Chétiflor ou des Rhinoféros par Game Boy interposées, il y eut d’abord l’émergence d’une autre passion :
« A partir des années 1970, le Japon connaît une urbanisation galopante, et les terrains de jeu préférés de Satoshi sont remplacés par du bitume et des quartiers urbains. C’est aussi à cette époque qu’apparaissent les premières salles d’arcade. Tajiri découvre le jeu vidéo quand il est ado, aux alentours de 14 ans, et Space Invaders constitue pour lui un véritable choc. Si bien qu’il commence à écrire dans les années 1980 un fanzine de jeux vidéo : Game Freak. C’était vraiment une production artisanale, un magazine qu’il écrivait, imprimait et distribuait lui-même, et qui fait de lui l’un des pionniers du journalisme jeu vidéo. Une idée en amenant une autre, il fonde à la fin des années 1980 un petit studio de développement, lui aussi appelé Game Freak.«
Des insectes et des câbles
Ce petit studio, qui a tout du studio-garage désargenté peuplé de nerds comme les années 1980 en ont massivement produit, deviendra la maison-mère des Pokémon, et un formidable laboratoire d’idées sur le point de bouleverser l’industrie florissante du jeu vidéo. Entouré de Junichi Masuda (originellement compositeur des musiques du jeu) et Ken Sugimori (designer des créatures), Satoshi Tajiri articule le concept de Pokémon autour de ses deux passions d’enfance, la collection d’insectes et les jeux vidéo. « L’idée de Pokémon lui est venue, développe Loup Lassinat-Foubert, lorsqu’il a découvert le concept d’échange que permettait le câble link de la Game Boy, qui avait pour principe de relier deux Game Boy, pour échanger des données d’une console à l’autre. Il y a une anecdote un peu « storytelling » qui dit qu’il aurait vu un insecte se déplacer sur le câble link reliant deux Game Boy ; ce qui lui aurait inspiré l’idée du jeu. Mais en gros, le concept de base, tel qu’il est imaginé à la fin des années 1980, c’est un jeu de rôle très japonais, avec les mécaniques de jeu très codifiées que ça implique, que révolutionne ce concept de collection et d’échange de créatures. Les trois piliers du jeu étaient : échange, rareté, collection.« .
Un concept qui dit beaucoup du rapport à la virtualité des Japonais, pionniers dans le domaine du jeu vidéo, dans un pays qu’une urbanisation aussi massive que fulgurante a parfois privé de son rapport prégnant à la nature. Le succès de Pokémon tiendrait à cette fascination enfantine de la découverte, des heures passées à crapahuter dans la nature pour découvrir de curieux insectes, et pourquoi pas les compiler dans un gros classeur à spirales. Le tout à portée de pouces, dans les entrailles d’une console portable gris-cendrée, dont l’écran rudimentaire affichait originellement quatre niveaux de gris. Mais l’accouchement du premier jeu Pokémon est plus douloureux que le laisse entendre son succès tonitruant.
Miyamoto’s touch
A la fin des années 1980, après avoir commencé à travailler sur le jeu, Satoshi Tajiri et son équipe pitchent le concept à Nintendo, constructeur de consoles et éditeur de jeux vidéo alors le plus puissant au monde. « Au départ, Nintendo n’est pas convaincu, nous relate Loup Lassinat-Foubert, à l’exception de deux hommes : Tsunekazu Ishihara, qui voit tout de suite le potentiel du jeu en terme de produits dérivés, et Shigeru Miyamoto, qui croit lui en sa promesse ludique, grâce notamment à son concept d’échange et de collection« . Grand pape du jeu vidéo, créateur encensé des mythiques Mario et Zelda, Miyamoto aurait même souffler à Game Freak l’idée de scinder le jeu en deux cartouches (les fameuses version rouge et verte, qui deviendraient en France les versions bleu et rouge) afin d’encourager les joueurs à utiliser le concept d’échanges inter-consoles à l’origine du projet. Sur les 150 Pokémon à attraper, enjeu terminal du concept, une dizaine sont exclusifs aux versions rouge ou bleu, obligeant les dresseurs les plus industrieux à faire des échanges avec des joueurs propriétaires de l’autre cartouche, pour compléter leur « Pokédex ».
C’est au même Miyamoto, jamais avare en idées géniales, qu’on doit la paternité des starters de base. En contraignant le joueur à choisir au début de l’aventure entre les fameux Bulbizarre, Carapuce ou Salamèche (le meilleur, évidemment) comme Pokémon de départ (et donc de le priver définitivement des deux autres), le game designer entendait créer un lien entre le joueur et sa créature. Un concept qui a tenu toutes ses promesses, en témoigne, des années plus tard, l’attachement des primo-joueurs à l’un de ces trois Pokémon de départ (Pikachu étant hors-catégorie) qui confine parfois à la querelle de clocher. Demandez à un partisan de la team Salamèche ce qu’il pense des Carapuciens dogmatiques, vous verrez le résultat. Il y a eu l’opposition Beatles/Rolling Stones, il y a aussi eu la guerre de tranchées opposant pro-Salamèche et pro-Carapuce.
« Attrapez-les tous ! »
Ces bonnes idées dans le sac, et la participation de Nintendo entérinée, le développement du jeu peut commencer, mais se heurte à tout un tas de problèmes, techniques et financiers. « A l’origine le jeu devait sortir en 1991 sur Game Boy, quand la console, sortie deux ans auparavant, était au sommet des ventes. Mais il n’est finalement sorti qu’en 1996, soit cinq ans plus tard, quand la Game Boy était complètement dépassée. La Game Gear et la super NES étaient sorties entre temps, et le marché s’était transformé. La Game Boy était à cette époque-là la console des enfants, celle qu’on prêtait au petit frère parce qu’on jouait sur des ‘vraies consoles' ». A sa sortie au Japon, le jeu n’est pas le succès foudroyant qu’on peut imaginer, et s’il se vend bien la semaine de sa sortie (écoulant quelques 100.000 cartouches), les ventes dégringolent la semaine suivante, passant sous la barre des 10.000 exemplaires, a priori synonyme de mort définitive.
« Il y a eu à ce moment-là un coup du destin : il y avait 150 Pokémon intégrés dans le jeu à l’origine, mais une créature mythique, Mew, aurait été intégrée au dernier moment dans la cartouche par les développeurs. Ce devait être à la base un clin d’oeil uniquement destiné aux employés de Game Freak, puisque même Nintendo n’était pas au courant. Mais ça a fini par s’ébruiter, jusqu’à créer une légende urbaine. C’était à une époque avant internet, ou à ses balbutiements, et la rumeur a enflé par un effet de bouche à oreille, à partir duquel les ventes se sont relancées. Nintendo et Game Freak ont su saisir la balle au bond en organisant un concours permettant aux participants de gagner Mew, et de repartir avec un 151ème Pokémon dans leur cartouche. Plus de 70.000 personnes se sont inscrites au concours. Ca a été le premier buzz de l’histoire du jeu vidéo« .
Ce goût pour la légende urbaine, pour les secrets avérés ou fantasmés que recèlent les Pokémon – des créatures légendaires qu’on dit avoir aperçu aux techniques de captures tarabiscotées – contribuera grandement au succès du jeu, et accompagnera la franchise dans sa conquête de l’Occident.
Pokémon bretons et exception culturelle
Il faudra attendre 1998 aux Etats-Unis, et 1999 en Europe, pour que la franchise s’exporte en dehors du Japon. En cause, la frilosité de Game Freak et Nintendo à adapter un jeu qu’ils pensaient trop japonais, incompatible avec les goûts occidentaux. « A cette époque, le jeu de rôle japonais ne fonctionne pas du tout en Occident. En France notamment, Final Fantasy 7, qui allait lancé la mode du JRPG [Japanese Role Playing Game ; ndlr], n’est pas encore sorti, et on était sur des jeux beaucoup plus basés sur l’action. Les JRPG étaient basés sur un système de combat au tour par tour, très rigoureux, beaucoup plus lent en terme de rythme. Des mécaniques qui étaient beaucoup trop japonaises, et Ishihara lui-même ne croyait pas du tout à un potentiel succès en Occident. Mais le portage a quand même été lancé. De là s’est posée la question du coût de l’adaptation« . En refusant catégoriquement que le design des créatures soit modifié (fut un temps envisagé de les rendre plus féroces, et moins kawaii, afin d’appâter le joueur occidental) Game Freak envoie un signal fort. C’est au niveau des noms des Pokémon que se concentre le gros du travail de localisation, avec pour idée centrale de traduire (en anglais, français et allemand) les patronymes cocasses des créatures – mélanges de mots-valises, de jeux de mots et d’onomatopées japonaises – en étant à la fois fidèle au nom d’origine, et en phase avec la langue cible :
« Ca a été un travail de tous les pôles de traduction, et notamment de Julien Bardakov, qui s’est occupé de la localisation française, et qui a du faire des présentations pour expliquer l’intérêt des traductions : avec pour principe que les enfants et les joueurs puissent s’attacher davantage aux créatures et mieux comprendre l’idée qui passe derrière leur nom, puisque le nom de la créature dit quelque chose d’elle. Il y avait vraiment un enjeu culturel, d’autant plus qu’un nom tout bête comme Piafabec a été choisi parce que ça sonnait breton, et recréait une identité régionale française. Les Japonais voulaient bien que les noms soient traduits à condition que ça rajoute une identité régionale, qu’il y ait une plus-value.«
Une mission amplement réussie puisque le nom des Pokémon est devenu en France aussi célèbre que leur apparence. L’occasion même, pour des traducteurs un brin goguenards, de glisser quelques vannes franco-françaises, le nom français de Régis (le dresseur antagoniste du premier jeu) faisant par exemple référence au fameux « Régis est un con » des Nuls. Cela ne s’invente pas.
L’empire Pokémon
Paradoxe résumant parfaitement la stratégie transmédia ayant présidé à l’exportation de la franchise en Occident, nombreux sont les profanes à penser que Pokémon est à l’origine un dessin animé. C’est que le jeu a été pensé dés son origine comme une rampe de lancement à toute une palanquée de produits dérivés, dont le dessin animé avait la fonction « vaisseau amiral », nous souffle Loup Lassinat-Foubert. Lorsque le jeu sort en France, il est accompagné par le dessin animé, dans lequel les spectateurs découvrent de nouveaux Pokémon à chaque nouvel épisode, qu’il s’empresseront d’aller chasser sur leur Game Boy, s’échangeant infos sur leur localisation dans le jeu, et techniques de capture imparables. « C’était une stratégie qui a été mise en place dés le début et qui est due en grande partie à l’impulsion d’Ishihara, parce qu’il a bien senti l’opportunité commerciale derrière les Pokémon. A peine quelques mois après la sortie du jeu, le jeu de cartes à collectionner était déjà en vente. Il faut savoir qu’en 1996, Magic, premier jeu de cartes à collectionner, n’a que 3 ans, et Pokémon devient la première alternative grand public, beaucoup plus accessible, à Magic ».
Cartes à collectionner, dessin animé, peluches en tout genre. Le succès phénoménal de Pokémon tient moins en Occident à son jeu vidéo originel qu’à l’envahissement dans toutes les strates de la pop culture de ces petites créatures irrésistibles. Nombreux sont les marmots à avoir collectionné les cartes sans n’avoir jamais joué au jeu, ou les propriétaires de peluches Pikachu à n’avoir jamais collectionné de cartes. En 2000, l’engouement autour des Pokémon est tel que sort dans les salles françaises le premier long-métrage d’animation de la franchise, une rareté dans le monde de la distribution hexagonale. Un empire faramineux, qui s’estime à plusieurs milliards de dollars, contrôlé par la Pokémon Company, société qui gère les intérêts de la franchise dans le monde entier, et dont Ischihara est devenu le PDG omnipotent.
Générations Pokémon
Pokémon Go, sorti en 2016, fait lui aussi partie de ces produits dérivés, le jeu n’étant pas conçu par Game Freak, mais par un studio externe, spécialisé dans les jeux smartphone à réalité augmentée et localisation spatiale. Si le phénomène qu’a représenté Pokémon Go semblait faire renaître l’engouement autour de la franchise, titillant la fibre nostalgique de vingtenaires et trentenaires ayant grandi avec la première génération, les Pokémon n’ont cessé de vendre des palettes de cartouches, et la licence ne compte pas moins de sept générations (et une huitième en route), charriant leur lot de nouvelles créatures (812 espèces au total), dont les jeux canoniques ont suivi l’évolution des consoles portables Nintendo, faisant de Pokémon la deuxième série la plus lucrative de l’histoire du jeu-vidéo (derrière un certain Mario), avec pas moins de 300 millions de ventes. Si les générations les plus récentes ne caracolent plus à 30 millions d’exemplaires écoulés, comme ce fut le cas de la première, ils dépassent régulièrement les 15 millions de vente. Vertigineux.
Une pérennité qui s’explique par le caractère transgénérationnel de Pokémon, qui en plus d’aspirer de jeunes pokémaniac à chaque nouvelle génération, a su fidéliser ses premiers joueurs, comme nous l’explique Loup Lassinat-Foubert :
« Quand on a sorti le livre en 2015 il y avait une enquête qui montrait que le joueur moyen de Call of Duty (jeu de guerre interdit aux moins de 16 ans, ndlr) avait 14 ans, alors que celui de Pokémon avait 20 ans, et est donc probablement plus vieux encore aujourd’hui. Si tous les jeux Pokémon, de générations en générations, n’ont pas l’air d’avoir évolué, c’est surtout en apparence. Car les mécaniques de combats entre Pokémon, et ce qu’on appelle le méta-game, l’efficacité des types, l’équilibrage, et tous les calculs statistique que ça implique, se sont vraiment peaufinés au fil des générations. C’est toujours la même formule : devenir le meilleur dresseur, faire les huit arènes pour récupérer les huit badges et attraper toutes les créatures ; mais un affinage progressif du jeu en terme de mécanique a su fidéliser les joueurs, qui à parfois plus de trente ans, continuent à se passionner pour les Pokémon« .
A la fois stars increvables de la cour de récré, compagnons de route fidèles pour gamers chevronnés, et icônes pop pour amateurs de mignonneries en tout genre, les Pokémon ont su, en plus de vingt ans de carrière, maintenir haut la fascination qu’ils n’ont cessé d’exercer, devenant la figure de prou d’une pop culture japonaise massive, désormais largement diffusée en Occident. La sortie mercredi prochain de Pokémon : Detective Pikachu, dans lequel – c’est tout un symbole – Pokémon et humains vivent en harmonie dans une mégalopole moderne, devrait donner toute la mesure du phénomène qu’ils représentent.
Générations Pokémon : 20 ans d’évolutions de Loup Lassinat-Foubert et Alvin Haddadène, disponible chez Third Editions
Pokémon : Detective Pikachu de Rob Letterman, en salles le 8 mai
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