Le candidat Hollande les avaient inscrites à son programme : des salles dédiées aux toxicomanes, supervisées et à moindres risques. Alors que le projet a été reporté, reportage à Berlin, en Allemagne, dans l’un de ces « fixpunkt ».
C’était un engagement de campagne de François Hollande : expérimenter en France les « salles de shoot », ou « salles de consommation de drogues supervisée à moindre risque ». Jean-Marie Le Guen, député PS et adjoint au maire de Paris, s’exprimait ainsi en août dernier dans le Parisien : « Je préfère que les gens lourdement précaires et toxicomanes consomment de la drogue dans des salles dédiées plutôt qu’ils se piquent dans une cage d’escalier ou dans la rue, comme c’est le cas actuellement. » Et Marisol Touraine, la ministre des Affaires sociales et de la santé, promettait des salles-tests avant fin… 2012.
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Considérer les toxicomanes comme des malades plutôt que comme des délinquants, c’est toute la question aujourd’hui, face aux accusations des opposants, comme le député UMP Bernard Debré, qui parle d’ »Etat dealer ».
Créer une situation décente pour les usagers
En Allemagne, ces « fixpunkt » sont légaux depuis 2000. Au 51 de la Birkenstraße, l’un des deux centres de Berlin (sur les 26 que compte le pays), on reçoit entre 40 et 50 usagers par jour. A l’accueil, les « clients » comme on les appelle, sont aujourd’hui reçus par une jeune étudiante suisse en stage : s’ils ne viennent pas tous consommer de la drogue, ils passent presque tous par là, pour échanger une seringue, ou acheter du matériel propre. « Les échanges sont gratuits, sinon, c’est 10 centimes la seringue », explique Christian Hennis, directeur du centre depuis juin dernier.
Christian, les quatre travailleurs sociaux et l’infirmier connaissent tous les usagers qui se présentent : « Quand ils viennent pour la première fois, ils remplissent un formulaire, et on discute avec eux cinq minutes. Ensuite, ils peuvent revenir autant qu’ils le veulent, sans dire un mot. » Si ces noms ne sont jamais transmis à la police, celle-ci vient parfois patrouiller autour du centre pour faire des « prises faciles ».
« Ils envoient leurs élèves de l’école de police. Quand je les vois, je sors et je leur demande d’être raisonnables et d’aller plus loin. Mais en général, la police est plutôt contente de notre travail. »
Le centre se réunit d’ailleurs tous les mois avec les forces de l’ordre et des politiciens, et fournit au bureau de la drogue de Berlin des informations statistiques sur l’activité du lieu, du nombre de consommateurs aux usages en vigueur.
Ici, on refuse de comprendre les inquiétudes suscitées par le débat en France :
« La question est simple : préférez-vous avoir des junkies dans les halls d’escaliers et les parcs d’enfants, ou préférez-vous créer une situation décente pour les usagers, qui soit officielle pour les institutions et la société ? »
Évidemment, les mêmes questions se posaient avant leur ouverture ici : quid de la sécurité dans le quartier, ou encore pourquoi l’Etat devrait-il financer la prise de substances illicites de manière sûre ? Sur la question de la sécurité, les riverains, sans être opposés au projet, disaient : « pas chez moi ». Depuis l’ouverture du centre, en 2004, on n’a déploré aucun incident dû aux clients de la « Birkenstube », les voisins s’y sont donc faits rapidement. Pour maintenir ce calme, il y a des règles simples : pas de deal dans ou près du centre, pas de réunions devant la porte, pas d’alcool. Et quand quelqu’un arrive avec l’air d’avoir déjà trop pris, on essaie de l’en dissuader, de le faire attendre une heure ou deux. Au risque qu’il sorte et aille dans le premier fourré venu, avec une seringue sale. « Ça n’est jamais une décision prise à la légère, quand on sait qu’un usager peut aller mourir dans la rue à cause de nous. »
Face à l’argument économique, Christian Hennis explique : « Il est difficile d’évaluer les morts par overdose et les transmissions de maladies évitées par cette salle. Mais il suffit qu’une seule soit évitée par an pour que ce centre soit rentable : ce que coûte une personne qui a le VIH ou l’hépatite à la société est considérable. »
Téléphoner, recevoir du courrier, recevoir un conseil juridique…
Quoi qu’il en soit, le rôle des salles de shoot est également social. La plupart des usagers sont sans emploi (68% d’entre eux) ni domicile fixe. Ici, ils peuvent utiliser un téléphone, recevoir du courrier, trouver un abri pour la nuit, un conseil juridique, un centre de détoxification et un contact pour entrer en thérapie. « C’est le seul endroit où je peux venir et rester sans rien acheter, ni me faire virer parce qu’on ne veut pas de moi », explique un homme d’une trentaine d’année, au comptoir de l’accueil depuis près d’une heure. Et aussi, et c’est le cas de la moitié des visiteurs, on peut y déjeuner pour un euro, avec les « copains de galère ». Un homme entre, il n’est pas là pour prendre sa dose : son médecin a perdu le droit de délivrer de la méthadone, un substitut légal de l’héroïne. On lui donne le numéro d’un nouveau médecin, une adresse, il est déjà reparti. « On ne leur demande pas de vouloir changer quoi que ce soit. Mais ils savent qu’ils en ont la possibilité. »
Jan, 50 ans, vient ici depuis l’ouverture du centre. « Je suis venu avec un ami, pour déjeuner. Si je viens seul, je sais que je vais craquer. » Jan fête ses 35 jours sans « H », presque un exploit pour celui qui se drogue depuis ses 15 ans. Son chien Nookie court partout : « Lui, il est en pleine forme, il a toutes ses dents, c’est le seul ici« , dit-il en riant nerveusement. Jan découvre l’opium à l’adolescence (« C’est ce qui se faisait dans les années 80, il n’y avait pas d’héroïne encore »), auquel il ajoute rapidement cocaïne, LSD et crack.
« Ici, personne ne me juge »
Ses dix premières années de toxicomanie, il les passe entre des appartements qu’il n’occupe pas plus de quelques mois, la prison et l’hôpital. Ça se calmera un peu à 30 ans, âge où il décide de ne plus se piquer, et s’en tient à l’héroïne qu’il fumera désormais. Il a déjà une fille, il aura un petit garçon quelques années plus tard. « C’est ça ma vie : arrêter, encore et encore. » Si ses yeux verts perçants ne s’illuminent que quand il parle d’un trip, il est déterminé à se « débarasser de cette merde » : « Je sais que l’héro ne peut pas m’aider, mais je dois en prendre. » Il enchaîne trois réunions des NA (narcotiques anonymes) par jour quand il le peut. Mais deux AVC consécutifs à des tentatives de suicide et son hépatite C le diminuent beaucoup physiquement, et quand il travaille, il ne peut pas le faire plus de quatre heures. Il tient quand même à venir au Birkenstube :
« Quand tu vas en thérapie, on te dit tout le temps que tu dois arrêter. Ici, je fais ce que je veux, personne ne me juge, et on comprend ma maladie. »
En ce moment, il travaille pour Vista, l’association de Christian Hennis. Il rédige la newsletter, ou fait parfois la cuisine pour le centre. Il s’accroche à l’idée de pouvoir un jour voir ses enfants, et son petit fils normalement, tranquillement. « Ça rend associal, c’est le prix à payer. »
« Notre devoir envers les usagers s’arrête à la seconde où un enfant est en danger »
Il est évidemment compliqué de mener une vie de famille normale, tranquille, quand on est toxicomane. Un quart des usagers du centre sont des femmes, à peu près la même proportion que les usagers en général. Il est arrivé que certaines d’entre elles poussent la porte du centre avec un bébé sous le bras. « Dans ces cas-là, il est de mon devoir d’appeler les services sociaux pour fournir une aide extérieure », explique Christian, ferme. « On est du côté de l’usager, mais notre devoir envers eux s’arrête à la seconde où un enfant est en danger. »
Les visiteurs défilent de plus en plus régulièrement : c’est l’heure du déjeuner, une grosse dizaine de clients sont attablés, en groupe pour la plupart. En entrée, on va souvent vers la salle d’injection, ou la salle fumeur : entre l’achat de la seringue ou de la cuillère, et la prise, la majorité d’entre eux sortent en moins de 10 minutes, et restent en général pour boire un café, lire le journal ou, ce midi, s’offrir le menu « poisson et riz ». L’ambiance est plutôt bon enfant, les plus nerveux sont ceux qui viennent d’arriver, et n’ont pas encore pris leur dose. Ils filent vers les salles ressemblant à des chambres d’hôpital : quelques mètres carrés, un lit, une chaise, du matériel, et un membre du personnel médical dans la salle d’injection. « On ne les aide jamais physiquement, en revanche on peut les conseiller : où trouver une veine, où éviter de se piquer, quelle seringue utiliser, comment se stériliser la peau, etc. », explique-t-il. A côté du matériel stérile, ils peuvent acheter des préservatifs, ou des sous-vêtements propres. Et tous les mardis, des tests VIH, hépatites et syphilis sont organisés gratuitement dans le centre.
Une fois par semaine, une équipe sort chercher des « clients potentiels » dans la rue. « Venir ici est un pas important : ça veut dire sortir du silence autour de son problème, rencontrer des gens qui ont le même et vous comprennent, avoir accès à une approche médicale qui peut vous aider. C’est fondamental. Notre rôle, c’est de les encourager à venir ici en en faisant un endroit confortable, dans lequel ils se sentent bien« , explique Christian. « Les gens qui viennent ici ont l’espoir d’une vie meilleure. Ou d’un bon repas, d’un traitement, d’une douche chaude ou de n’importe quoi. Sans espoir, on ne s’en sort pas. Dans la rue on ne s’en sort pas. »
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