Carole Boinet, directrice de la rédaction, revient sur les nuances de bleu d’Isabelle Adjani : celui de son pull marine chanté il y a quarante ans, celui, profond de ses yeux, et ceux de son âme…
Ses plus grands rôles sont ceux de femmes malmenées (par l’amour, le désir, la folie, la création). Son premier album, piloté par Serge Gainsbourg et paru en 1983, mettait en scène une femme ayant “le moral à zéro” (Ohio), touchant “le fond de la piscine dans le petit pull marine” (Pull marine), sentant “[son] mal intérieur” (Le Mal intérieur). Une femme écrasée de mélancolie, tourmentée par une solitude existentielle. Mais dont l’insolence transperçait ce regard bleu profond, aussi iconique que certaines de ses scènes (l’automutilation à l’aide d’un hachoir à viande dans Possession de Żuławski, entre autres).
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Est-ce donc une simple coïncidence si Isabelle Adjani nous parle, beaucoup, du care, du fait de prendre soin les un·es des autres, de panser les blessures du corps et de l’âme à travers la création, de protéger la part d’humanité qui vibre en chacun·e de nous ? Peut-être pas.
De retour avec un album auréolé d’une attente courant sur des décennies, Adjani nous propose d’emblée un entretien avec la philosophe Cynthia Fleury, autrice de La Clinique de la dignité (Seuil). C’est ce qui l’intéresse en priorité : réfléchir au “devenir indigne” qui menace nos sociétés. Et dont la philosophe américaine Judith Butler parle également à travers Dans quel monde vivons-nous ? (Flammarion/“Nouvel avenir”), son nouvel essai, qu’elle évoque dans ce numéro.
Passé et présent enlacés
Chez Adjani, tout est lié et relié, entrelacé. Ses nombreuses lectures alimentent son goût de vivre et de faire, de s’engager, mais aussi de jouer et de chanter. Alimentent, aussi, son goût des autres. Car c’est un album de duos que sort la Reine Isabelle : Christophe, Daniel Darc, Philippe Pascal, Simon Le Bon de Duran Duran ou encore David Sylvian entremêlent leurs voix à la sienne. Un album hanté qui, comme elle le dit si bien, est “le renversement heureux du mythe d’Orphée et Eurydice”, sa voix “[rejoignant celle] des artistes défunts et les [ramenant] à leur musique, à leur éternité”. Un album troublant, qui pose la question de notre rapport aux mort·es, à la disparition, comme à notre passé. Adjani ne fait pas table rase, évoquant ses joies et ses peines avec franchise, sans esquiver.
Gainsbourg, Duras, Sagan, Bowie, mais aussi Chéreau, Truffaut, Birkin… Ils et elles sont tous et toutes évoqué·es. Adjani lie et relie celle qui chantait Pull marine et celle qu’elle est aujourd’hui, qui s’emporte contre le patriarcat, loue Le Gaslighting d’Hélène Frappat (Éditions de l’Observatoire), fait preuve d’une autodérision salutaire et ne renonce ni à jouer ni à chanter. Car ça lui fait du bien. Car ça nous fait du bien. Du moins, c’est ce qu’elle espère. Adjani a le goût de l’époque, celle du care.
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