Dix ans après la prise de Bagdad, une galerie d’art du Bronx expose le carnet intime d’un Marine. Rare et poignant.
De New York. Parfois, l’Amérique oublie quand ça l’arrange. Contrairement aux attentats du World Trade Center et du Pentagone, New York n’a pas vraiment commémoré les dix ans de l’invasion de l’Irak. L’exposition organisée par une jeune et frondeuse galerie photo de New York, le BDC (Bronx Documentary Center) n’en est que plus remarquable. Elle expose la guerre à travers deux journalistes qui l’ont couverte mais aussi, et c’est plus rare, par un combattant. Un Marine, un photographe de guerre, un écrivain – chacun a vécu la prise de Bagdad à sa manière.
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La vision la plus surprenante, l’épine dorsale de l’exposition, est celle du Marine, Tim McLaughlin. Des agrandissements de 36 pages de son carnet de bord, tenu au stylo bic au fil de l’invasion, racontent sa guerre. Du sans filtre : jamais ces notes étaient destinées à être vues par le public. On lit des descriptions cliniques de combat en phrases nerveuses, nominales ; des body counts ; des descriptions géographiques ; des états d’âme. Une missive écrite un soir à un mannequin de Victoria’s Secret ; une photo envoyée par sa petite amie de l’époque ; une lettre aux parents d’un ami blessé au combat. Sur la couverture du carnet, on lit un titre inscrit au marqueur par Tim McLaughlin : « His horse was named Death… And Hell followe[d] them. » « Le cheval, c’était mon tank. L’enfer, ce que je voyais autour de moi. Cette phrase a surgi dans ma tête, je ne sais comment. Elle viendrait du Livre des Révélations… Peut-être plus d’une chanson de Johnny Cash », détaille l’ancien soldat, aujourd’hui avocat à Boston, durant le vernissage du 14 mars, au milieu d’une foule hétéroclite de photoreporters, d’artistes et de riverains du South Bronx.
L’ambition est de montrer au public le déchirement intime d’un homme de 22 ans, embarqué dans l’invasion d’un pays inconnu à bord d’un tank : « la plupart des Américains ne voient [la guerre] qu’à travers le prisme de la télé, la politique ou Hollywood. Un drapeau sur une statue, un débat entre candidats, un film… C’est tout ». Tim McLaughlin espère que son matériau a un autre goût que les images des JT. Sur un tableau de liège sont punaisées des photos de l’invasion prises au Kodak jetable. L’appareil photo des vacances… Sur quelques clichés, Tim apparaît en retrait, derrière des lunettes de soleil. « Là, c’est la vue depuis mon tank… Ce groupe là, c’est des copains du bataillon. » Pris sur le vif, un journaliste prend sa douche nu comme un ver au bord d’une route. Les visages sont souriants. On pense à la deuxième partie de Full Metal Jacket ou aux scènes de camaraderie d’A l’Ouest rien de Nouveau, où la plus grande joie du narrateur fantassin est de jouer aux cartes avec ses compagnons d’infanterie, ensemble en train de chier assis sur des bidons dans la nature, oubliant quelques instants la mort tout autour.
« On développe un certain humour qu’on appelle le Guillot’s humor, du nom de celui qui a inventé la guillotine. On rit parce qu’il le faut. »
Les écrits de Peter Maass et les clichés du photographe de guerre Gary Knight, qui ont loué un 4×4 Mitsubishi à Koweit City pour suivre le bataillon, complètent l’expo. Gary Knight est un photographe anglais aussi à l’aise sur les champs de tir que dans un vernissage new yorkais. Il rappelle l’acteur Ian McShane – le journaliste qui revient d’entre les morts pour driver Scarlett Johansson dans Scoop.
« Le plus fort, c’est que nous n’avons jamais rencontré Tim sur place, alors qu’on a progressé côte à côte des dizaines de jours. Peter a retrouvé sa trace des années plus tard, en enquêtant sur l’histoire du drapeau américain drapé sur la statue de Saddam, sur Forsi Square, avant que le peuple la déboulonne. »
Tim se souvient : « il y a ces journalistes qui m’appellent, en 2008 je crois, et me demandent si le drapeau m’appartient. » C’était bien son drapeau. Il est exposé pour quelques jours à la galerie, mais Tim n’a pas vraiment envie de s’appesantir sur cet épisode abondamment repris par les tabloids anglo-saxons. « Je m’en fous un peu… Je préfère parler de l’expérience de la guerre. »
L’un des cofondateurs du BDC, le photographe Tim Hetherington (oscarisé en 2010 pour son documentaire Restrepo) est mort en Libye l’année de l’ouverture. Danielle Jackson, autre cofondatrice, a beaucoup donné pour que l’expo mêlant art et guerre voie le jour.
« Dans le Bronx, ajoute-t-elle, la population est pauvre et fournit un gros contingent de Marines. Il y a un centre de recrutement de l’armée juste en face. Le pays fait la guerre depuis tellement d’années ; les gens s’habituent trop. »
L’émotion était palpable quand Tim McLaughlin a prononcé ces quelques mots d’inauguration : « J’ai peur que les gens ne comprennent pas l’impardonnable violence de mon expérience dans le Corps des Marines. […] Tuer est laid, brutal et abrupt. Ça vous colle toute la vie. On le fait parce que le pays nous demande de le faire« . Tim a dû combattre une addiction à l’alcool et prend des pilules pour dormir. « Les docteurs disent que je suis atteint d’un stress post traumatique… Pour moi c’est une réaction naturelle. Ce serait l’inverse qui serait inquiétant. […] Le plus important est que je puisse partager mon expérience : beaucoup de Marines n’ont pas la chance de la faire. Avec Gary et Peter, nous espérons que les gens liront ou regarderont notre travail, se forgeront leur propre opinion sur cette guerre, et ne l’oublieront pas. »
« Invasion : Diaries and Memories of War in Irak », Bronx Documentary Center, Bronx, NY, jusqu’au 25 avril.
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